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A ta mémoire
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8 septembre 2006

IV Stanislas

La magie était quelque chose de grisant. De fascinant, de mystérieux, de droguant, bref: je ne pouvais plus m'en passer. J'aimais la sensation de puissance qu'elle me procurait. Je me sentais en mesure d'obtenir tout ce que je voulais, mes moindres désirs, mes moindres caprices. Je rentrais chez moi le soir, après les cours, et je m'enfermais aussitôt dans ma chambre. Je fuyais les questions pressantes de Gabrielle au sujet de mon attitude. Elle s'inquiétait, elle était agacée, elle m'épiait pour comprendre. Pour savoir. Sa curiosité était un peu pénible, mais assez valorisante car j'attirais son attention sans le vouloir. C'était là une rivalité, une barrière de plus entre ma soeur et moi. Jamais nous n'avons été aussi éloignées qu'à cette époque. La magie m'avait ainsi fait payer le prix de ce qu'elle m'apportait: elle me faisait prendre confiance en moi, m'aimer, elle me réconciliait avec moi-même, mais en échange j'avais sacrifié ma réconciliation avec ma famille. Je vous ai dit que je voyais peu mes parents à l'adolescence. Gabrielle était bien plus proche d'eux que moi. Je les aimais bien sûr. Mais ils faisaient partie de ma vie au même titre que mes professeurs, mes amis, ma chambre, ma maison. Ils étaient un décor, une toile de fond. Ils avaient un rôle à jouer dans ma vie et lorsque ce rôle serait rempli, ils s'estomperaient, ils s'en iraient, sans heurt, en douceur, sans regret. C'est l'ordre des choses.
Gwendolyne c'est différent. Elle est aussi de ma famille, mais une autre famille, celle que j'ai créée. Elle représente ma vie. Elle est mon essence qui s'est écoulée dans ce petit corps juvénile, fragile encore. Je dois la protéger, je n'ai qu'elle et elle n'a que moi. Nous sommes toutes les deux face au reste du monde.
Mais Gwendolyne n'est pas comme moi. Longtemps j'ai quitté le monde des vivants, à cause de mes dons, de la magie aussi. Je vivais dans un univers fermé. Gwendolyne y est née, mais elle, elle vivra. Je lui enseignerai la vie au grand jour. Chaque jour, je lui enseigne la Vie.
Si seulement j'avais pu appliquer moi-même ces principes! Mais j'étais omnubilée par cette science nouvelle dont je me délectais, jour après jour. Et un soir, en lune montante, peu avant minuit, j'ai effectué l'ultime rituel, j'ai poussé au plus loin l'arrogance dont j'étais capable.
Alice m'avait bien expliqué que c'étaient les esprits qui contactaient les humains, pas l'inverse. C'était le suprême orgueil de vouloir appeler une entité en exigeant une réponse. Cassandro m'avait mis en garde. J'avais bien sûr oublié ces précieuses informations ce soir-là. Je voulus les appeler.
Je fermai la porte à clé, j'installai mon cercle. Je voulais le tenter. J'allumai quatre chandelles. J'invoquai les quatre éléments. Mon cercle était formé. Je ressentais cette sensation d'être enfermé dans une bulle protectrice sous laquelle l'atmosphère était purifiée et le silence total. Il me suffisait de fermer les yeux pour m'en assurer. Je ne risquais plus rien. J'étais intouchable. Invulnérable.
Alors j'appelai. Un bref instant de concentration était nécessaire. Et fut suffisant. Je gardai les yeux fermés et entrouvris les lèvres. Une douce mélodie s'échappa de ma gorge. Le chant a toujours été le plus puissant des sortilèges. C'était un chant profond et mélancolique. Aujourd'hui j'ai oublié les paroles exactes mais le message était catégorique. J'exigeais une réponse.
Elle ne tarda pas. J'eus l'impression qu'un vent violent me soulevait de terre pour tenter de m'arracher à mon cercle de protection. Des turbulences. Peut-être parce que je violais une règle, que je forçais une porte qui ne pouvais s'ouvrir que dans un sens. Je m'accrochai, déterminée, fermant toujours les yeux pour ne pas relâcher ma concentration. Enfin les secousses se calmèrent, s'arrêtèrent et un silence glacial leur succéda. Un souffle aussi froid qu'un blizzard courut sur ma nuque. Je sus que j'avais réussi. L'entité était là, devant moi, derrière mes paupières closes. Très lentement, j'ouvris les yeux.
La première chose que je remarquai fut ses yeux. Noirs comme un puits sans fond. Un jeune homme, à peine plus âgé que moi. De longs cheveux noirs, noués en catogan. Un sourire moqueur, presque mesquin. Assis devant moi, appuyé nonchalamment sur sa main, il me regardait comme s'il attendait patiemment la raison pour laquelle je l'avais convoqué. Une chemise de soie, un gilet de velours et des souliers à boucle me laissaient penser que cet homme à la beauté sinistre était mort aux alentours du XVIIIème siècle.
- Bonsoir, dit-il d'une voix posée et savamment mesurée.
- Bonjour, murmurai-je. Qui es-tu?
C'était là une entrée en matière directe et autoritaire, correspondant tout à fait à l'état d'esprit dans lequel était célébré cette cérémonie.
Il sourit, à la fois surpris et amusé par tant de confiance en soi.
- Je m'appelle Stanislas.
- Stanislas comment?
- Ca, ça ne te regarde pas.
Je fronçai les sourcils. Cette entité était très différente de celles qui j'avais rencontrées. Son attitude était supérieure, presque agressive. Mais surtout c'était un homme, beau, bien habillé, ne portant aucune trace visible

de sa mort. En fait il paraissait presque vivant. Sa posture d'impatience montrait son agacement, mais aussi sa curiosité. Cependant je sais que Stanislas ne m'aurait jamais contactée de son plein gré. Je voulus me présenter.
- Je suis...
- Une medium, je sais, m'interrompit-il avec un geste de la main.

La signification était claire: il voulait en finir le plus vite possible.
- Je m'appelle Leïla.
- Ton nom importe peu. Pourquoi m'as-tu appelé?
- Je ne t'ai pas appelé. J'ai appelé, et tu as répondu.
- Que veux-tu?
Il était visiblement agacé. Sure de moi et de mon pouvoir, je lui tins tête.
- Rien.
- Comment ça, rien?
- Rien de particulier, disons.
Il fronça les sourcils.
- Tu as appelé pour rien?
Il me regarda longuement puis sourit, les sourcils toujours froncés.
- Voilà qui est original.
- En effet.
Il redevint sérieux. De façon inquiétante.
- Cela dit, je n'aime pas trop être dérangé pour rien.
Il tendit la main vers moi. Une longue main blanche, soignée. Je ne voulus pas savoir ce que me voulait cette main. Il était bien trop hardi à mon goût. Un bref instant de concentration et je ressentis sa présence de manière palpable, comme si j'étais face à un vivant. Rassemblant toute ma volonté, je lui envoyai mentalement un coup de poing dans la poitrine.
Le résultat fut spectaculaire. Stanislas se vit propulsé en arrière si fort qu'il en tomba à la renverse.
- Garce! s'écria-t-il.
Il se mit debout. Je l'imitai aussitôt pour ne pas le laisser dominer.
- Une sorcière, qui plus est.
- Ne t'avise pas de recommencer. Ne me touche pas.
Il éclata de rire.
- Seraient-ce des menaces? Mais ma petite, tu ne peux rien face à moi. Tu es enchaînée à ton corps de chair. Tant qu'il est vivant, il te tire en permanence vers le monde physique. C'est un boulet à tes pieds. C'est ton entrave, et ton infériorité face à moi.
Il avait entièrement raison, mais j'étais bien trop fière pour le lui accorder. Je plantai mon regard dans le sien.
- En attendant, je t'impose ma volonté.
- Arrogante, hein?
Il se rapprocha.
- J'aime ça.
Un deuxième coup de poing de mental. Pour lui apprendre. Il me regarda, hargneux.
- Parfait! Tu te crois plus forte que nous? Méfie-toi, tu pourrais tomber de haut.
Le temps de cligner les yeux et il avait disparu.
Je m'assis, fière de moi. Je me trouvais incroyablement douée et invincible. Quelle folie!

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