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A ta mémoire
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15 décembre 2006

V Avant de te dire adieu

J'avais peur. Mon coeur battait la chamade. J'attendis qu'il se fasse tard avant de me mettre au travail. J'éteignis les lumières.
Assise en tailleur au milieu de mon salon, j'avais dispersé mes outils en cercle autour de moi. Je me concentrai, respirai à fond et fermai les yeux. En quelques minutes, je sentis se former autour de moi une bulle protectrice. Je réicitai les incovationc nécessaires pour bénir mon cercle. J'étais prête.
Quelques minutes avant minuit, je saisis ma chandelle noire et l'allumai. Il fallais faire vite. Alice pouvait arriver à tout moment. Je serrai la chandelle entre mes paumes et dis:

- Par toute la force de mon esprit, je vous en conjure, entités protectrices, banissez mes ennemis de mon cercle, toi, Alice, tu n'es plus la bienvenue, aussi longtemps que durera cette cérémonie!

La flamme de la bougie crépita, des étincelles jaillirent. Alice était là, elle était en colère. Mais le sort fonctionnait. Elle ne pouvait pas approcher. La flamme vacilla encore quelques secondes, puis redevint haute et claire. J'avais gagné. Je posai la bougie à ma gauche, puis pris une seconde chandelle, rouge cette fois. Je m'apprêtais à faire quelque chose de terriblement égoïste: forcer un esprit à venir à moi. J'allumai la chandelle.

- Moi, Leïla, qui aie le pouvoir de parler aux entités invisibles, j'en appelle à l'ordre cosmique pour qu'il accède à ma requête. Raphaël, je t'ordonne de venir à moi, dans ce cercle que je contrôle, dans cet univers qui est le mien. Qu'il en soit ainsi!

Je visualisais son image très précisément. Il était tout proche. Je me concentrai. Il me fallait lui imposer ma volonté, malgré tous les dégâts qu'Alice avait fait, malgré mon manque d'expérience à cette pratique. Je sentais que j'y étais presque. Tout mon être était tendu vers lui. Enfin je lâchai prise et ouvris les yeux. Il était là.

Il me regarda longtemps sans rien dire. Lentement, je déposai entre nous la chandelle rouge dont la flamme s'élevait très haut. Tout allait bien.

- Je croyais que tu n'étais plus adepte de ce genre de pratique, dit-il.

- Je t'en prie, ne commence pas à me faire la morale. Où étais-tu?

Il baissa les yeux.

- Alice me chassait. Je ne sais pas comment elle fait ça. Peut-être maîtrise-t-elle suffisamment l'esprit humain pour manipuler la vue. Je ne parvenais plus à entrer dans ton champ de vision. Je me suis dit que si je partais, elle te laisserait peut-être tranquille.

- Ce n'est pas le cas. Ces dernières semaines, elle s'amuse à me rendre folle...

- Je sais, m'interrompit-il doucement. Mais je ne peux rien faire. Pour contrer son pouvoir, il faudrait être mort depuis plusieurs décennies, comme elle. Je n'ai pas ses connaissances.

- J'ai peur qu'il y en ait d'autres comme elle.

- Il y en a, et tu n'es plus à l'abri maintenant. J'espère que tu me pardonneras. C'est de ma faute si tu en es là.

- Ne dis pas n'importe quoi. Je parlais aux esprits bien avant de te connaître. Alice serait revenue tôt ou tard.

Raphaël me regardait. Il était si réel!

- Ca devait arriver un jour, murmura-t-il.

- Je sais. On ne peut vraiment rien faire?

- Nous sommes en danger tous les deux. Un jour, Alice trouvera un moyen d'entrer dans ton cercle. L

Un silence s'installa. Pour la première fois, je réalisai que je ne devais plus le revoir. Les moments passés avec lui défilèrent dans ma tête. Ils me parurent soudain si rares, si fragiles. Il ne disait rien.

- Je t'en prie, Raphaël, c'est la dernière fois qu'on se parle!

- Pardonne-moi. J'aurais voulu...

Il regarda autour de lui, chercha ses mots.

- J'aurais voulu faire plus pour toi.

- Faire plus? Tu m'as sauvée!

J'eus un petit rire sans joie.

- C'est stupide, mais je ne me suis jamais sentie autant vivre qu'avec toi.

Il sourit. Je laissai éclater ma colère:

- Pourquoi ne t'ai-je pas connu plus tôt?

- Ne dis pas ça.

Sa voix résonnait, très douce, à mes oreilles.

- Les choses se produisent ainsi parce qu'elles le doivent. Plus ou moins clairement, chaque événement a une raison d'être. Nous ne pouvions pas nous rencontrer plus tôt. Si nous l'avions fait, rien de tout ce que nous avons vécu ne serait arrivé. Tu comprends?

Je hochai la tête, une boule dans la gorge. Il poursuivit.

- Bien sûr, moi aussi j'aurais aimé te connaître avant. Mais ça n'aurait rien changé. Je ne regrette pas. Il faut prendre les choses comme elles viennent. Toi, tu vas vieillir. Tu as toute la vie devant toi. Moi, je crois que j'ai accompli tout ce que je pouvais, ici.

- Alors que va-t-il t'arriver?

- Je l'ignore.

- Tu as peur?

- Un peu, oui. Mais ne t'inquiète pas pour moi, je suis solide.

Je souris. Je me rendis compte que mes joues étaient mouillées.

- Je n'aurais rien de toi. Tu ne me laisses rien, c'est comme si tu n'avais jamais existé.

- Tu sais, si il y a quelque chose que j'ai appris avec la mort, c'est que rien ne s'arrête avec elle. Elle n'est ni bonne, ni mauvaise, elle fait partie de l'ordre naturel des choses. Quoi qu'il arrive, je serai toujours près de toi, même si aujourd'hui cette formule n'est qu'un stéréotype, tu sais que c'est la vérité.

Il se pencha vers moi.

-Je n'ai plus d'existence en ce monde hormis les souvenirs que l'on gardera de moi. Je n'ai plus beaucoupde famille. Maintenant, il y a toi. Je sais que mon nom signifiera encore quelque chose pour toi, même dans des années, peut-être même jusqu'à ta propre mort.

Il se redressa.

- Et pour cela, je n'ai pas peur.

Je ne savais plus quoi dire. Il me paraissait si vieux et si sage! Je baissais la tête et tentai de refouler mes larmes.

- Leïla... Je souffre autant que toi, tu sais. Je ne peux pas te le montrer, je suis désolé...

- Ne t'excuse pas. Tu en as déjà fait beaucoup.

- Tu peux t'occuper de toi seule maintenant, dit-il. Je le sais, même si je préfèrerais que tu aies encore besoin de moi.

- Mais...

- Je sais que tu as trouvé un sort pour ne plus voir les morts. Il faut t'en servir. Prends soin de toi.

Il baissa la tête. La bougie rouge était presque entièrement consumée.

- Il faut que je m'en aille. Je t'aime, Leïla.

- Je t'aime aussi.

Son image s'estompa dans un clignement de paupière. C'était fini. Je refoulai mes dernières larmes et soufflai la bougie rouge avant qu'elle ne se noie dans sa cire. Puis je saisis une autre bougie, grise. Je l'allumai et la posai devant moi.

- J'invoque les puissances supérieures. La porte ouverte doit être refermée. Je remercie votre générosité et votre sagesse pour le don qui m'a été accordé. Le temps est venu d'y renoncer. Que ce talisman me protège de ces visions...

Je fermai les yeux très fort.

- Par pitié...

Je tendis au-dessus de la flamme de la bougie le pentacle d'argent que je portais toujours. C'était cliché, mais c'était aussi une manière d'enterrer ma magie en même temps que mon amant.

Lorsque l'argent eut complètement noirci, je retirai le pentacle du feu. Je soufflai les bougies, remerciai pour la dernière fois toutes les entités à remercier, fermai mon cercle. Je rangeai avec soin tout mon matériel dans  un coffre que je plaçai sous clé, au fond du placard. Avec un mouchoir, j'essuyai la suie sur le pentacle. Je le déposai à la tête de mon lit, en me promettant de le porter dès le lendemain.

Je ne pouvais plus revenir en arrière. Raphaël ne me laissait rien. Comme s'il n'avait jamais existé.

Mais avait-il jamais existé?

La magie avait cette particularité de ne pas laisser de trace derrière elle. Qui pourra prouver qu'elle avait fait partie de ma vie un jour?

Epuisée, je me déshabillai et me glissai entre mes draps.


Je suis assise dans l'herbe. Un terrain en pente, le flanc d'une colline peut-être. Le soleil est haut, il fait bon. Mais il ne brûle pas, il n'éblouit même pas. Je le regarde fixement. Il est presque blanc. Une petite brise vient coller une mèche de cheveux sur mon nez. Une pâquerette chatouille mon pied nu. L'air sent la terre, l'herbe fraîche - tout a l'air si réel! Je connais cet endroit, mais je ne me rappelle plus où il se trouve.

Raphaël est assis à côté de moi. Il ne dit rien. Il semble suivre mon regard. Agité, anxieux peut-être. Je devrais l'être aussi, mais je ne me rappelle plus pourquoi.

- Où sommes-nous? lui demandé-je.

- Dans ta tête. J'ai composé cet endroit avec des bribes de tes souvenirs.

- Tu me surprends de jour en jour.

Je souris. Je ne devrais pas.

- Je dois partir, dit-il.

Je le sais. Je ne dis rien. Je ne sais pas ce que je peux dire. Ca me semble naturel. C'est à lui de parler. Moi je suis là pour écouter.

- Alice te laissera tranquille. Je l'emmènerai avec moi. Promets-moi que tu n'essayeras rien pour nous rappeler.

- Je promets.

Je sais pourquoi je ne hurle pas, pourquoi je ne pleure pas. Il me ménage. Il contrôle mes sens et mes sentiments. ll dirige mon rêve. Un rêve de coton où je ne me ferai pas mal même si je me cogne. J'impose une image à mon esprit. Ce soleil me lasse, je veux le remplacer. Raphaël me laisse faire. La caresse tiède des rayons s'estompe. Des milliers d'étoiles. Elles envahissent le ciel. La lune est pleine.

- Pourquoi maintenant? dis-je.

Il passe son bras autour de mes épaules et m'allonge doucement dans l'herbe. Je ne vois plus que des étoiles.

- Tu vas te réveiller. N'aie pas peur. Ferme les yeux.

J'obéis. La lumière des étoiles est encore imprimée sur ma rétine. Je sens quelque chose qui s'étend sur moi. Très léger. Comme une vague qui s'avance et m'enveloppe d'un seul grand mouvement. Comme un drap de soie qui se dépose et épouse peu à peu chaque forme de mon corps. Comme un souffle. Et ce souffle se mèle à mes cheveux, se fond avec ma peau, je le sensse glisser en moi pas chacun de mes membres, qu'il pénètre lentement, comme un baume contre ma peau. Il se mélange à mon sang. Et mon sang l'entraîne, à traver le réseau de veines, de tuyau en tuyau, jusqu'à mon coeur. Je peux suivre le cheminement de ce fluide étranger mais qui s'assimile si bien à moi. Mon coeur aspire, aspire, et lorqu'il est gorgé, il se contracte brusquement, expulse tout ce fluide vers les moteurs de ma vie...


Je me réveillai en sursaut, une main plaquée sur mon coeur, l'autre sur mon ventre. Je cherchai mon souffle. Je regardai autour de moi, incapable de me rendre à l'évidence. Raphaël était mort. Mais il avait toujours été mort. Je ne pouvais pas pleurer, je n'en avais pas la force. Quelqu'un que je n'avais jamais connu. Je ne pouvais pas le pleurer. Je finirais par m'en remettre. La vie continuait.

Je fus soudain prise d'une violente nausée et m'élançai vers la salle de bain en titubant.

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