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A ta mémoire
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7 décembre 2006

IV Quand tous les yeux se ferment

Il fallait que je voie Raphaël. Alice avait semé dans mon esprit un tel trouble que lui seul pouvait me tranquilliser. Mais il fut introuvable toute la journée. Je me rendis compte de mon impuissance encore plus durement. J'étais à son entière disposition. Il choisissait le moment de nos rencontres. Il conditionnait le moindre de nos rendez-vous. Je me refusais cependant à accepter ce qu'Alice avait insinué.

Je passai donc le reste de la journée à tourner en rond dans l'appartement pour l'attendre. J'étais très nerveuse. Pour un esprit libéré de toute entrave terrestre, que pouvait bien représenter un vivant de chair et de sang? Etaient-ils nostalgiques de la vie à ce point, tout ceus qui erraient entre la terre et l'au-delà? Nostalgiques au point de s'accrocher aux vivants? Mais dans ce cas, pourquoi ne pas se donner à voir au plus grand nombre?

J'oubliais. J'étais médium. Ils me contactaient grâce à cela, cette petite fenêtre dans mon esprit ouverte entre leur monde et le mien. Etait-ce donc cela, mon intérêt? Etait-ce pour cela que j'étais si exposée aux esprits? Etait-ce pour cela que je les attirais?

J'attendis toute la soirée. Minuit approchait lorsqu'enfin, je sentis sa présence près de moi. J'étais assise dans un fauteuil, tentant vainement de m'intéresser à un roman quelconque. Je levai les yeux vers lui.

- Tu ne dors pas, dit-il.

- Je suis trop nerveuse pour dormir. Je t'ai attendu toute la journée.

- Nous ne devions nous voir que ce soir, non?

A ces mots, je fondis en larmes.

- Mais... Leïla...

Je ne le voyais plus. J'entendais sa voix, son débit de parole accéléré, saccadé. Je fis un effort pour le regarder. Il s'était élancé vers moi, arrêté en plein élan par la brusque prise de conscience qu'il ne pouvait me toucher, les mains tendues vers moi dans une posture désespérément absurde, voire risible. Cette distance redoubla mon chagrin et ma colère.

- Que se passe-t-il? bredouilla-t-il.

- Mais regarde-toi! Tu ne peux même pas me toucher! A quoi ça rime?

- De quoi parles-tu?

- C'est contre-nature. Et c'est injuste! Je t'ai attendu toute la journée, je ne peux même pas t'appeler, je ne fais rien que t'attendre, je ne sais même pas où tu es...

Je pris ma tête dans mes mains.

- Je suis ridicule. Tu ne peux probablement même pas me répondre.

Il ne me répondait pas. Je le regardai.

- Leïla, finit-il par dire, qu'est-ce qui t'arrive?

- Il m'arrive que je ne sais pas qui tu es et qu'au final, je ne sais même plus qui je suis, tu comprends?

- Oui. Mais pourquoi ne m'as-tu rien dit?

- Parce que je te faisais confiance.

- Et plus maintenant?

- Mais qu'est-ce que tu peux trouver à une vivante? explosai-je en me levant. Tu es capable de me le dire? Est-ce que tu veux que j'accomplisse quelque chose pour toi sur terre?

Raphaël parut soudain comprendre.

- Leïla, as-tu recommencé le spiritisme?

- Non, c'est eux qui m'ont contactée. C'est Alice, si tu veux tout savoir.

- Leïla, c'est dangereux. Je croyais que tu le savais.

- Et toi, répliquai-je, n'es-tu pas aussi dangereux?

- Mais moi je t'aime.

- Ah non! Pitié, pas ça!

- Il faut que tu me fasses confiance. Je n'attends rien de toi.

Je restais silencieuse.

- Promets-le.

- Je te le jure. Mais tu as raison de te méfier, je suis loin d'être une généralité.

Il glissa ses mains dans ses poches. Il voulait me donner l'impression qu'il était aussi proche des vivants que possible.

- Je crois que je ne suis pas une bonne fréquentation pour toi.

Je me sentis soudain très mal, submergée de remords.

- Je ne voulais pas dire ça. J'ai peur.

- Je comprends.

Il pouvait m'expliquer. Je m'approchait de lui.

- Alice a voulu te faire peur, dit-il. Avoue que ce n'est pas la première à avoir voulu t'intimider. Tu connais leur mépris et ce dont ils sont capables.

Soudain, l'image de Raphaël tremblota et sembla s'effacer de ma vision. Elle pâlissait et se dissipait. Je paniquai:

- Raphaël!

- Il se passe quelque chose, mais ne t'inquiète pas, je vais...

Il disparut. Le temps de cligner des yeux. Et une petite voix enfantine résonna à mes oreilles, dans laquelle je reconnus le timbre d'Alice.

- Il ne pourra plus se servir de toi pour revenir sur terre. Tu en seras débarrassée, je suis la seule à pouvoir m'occuper de toi!

Je me concentrai brièvement.

- Tu essaye de me chasser? dit la voix d'Alice. Tu le préfères à moi?

Je me concentrai encore. Je ne voulais plus l'entendre.

- Tu ne peux pas me chasser! Je t'interdis de faire ça, Leïla!

La voix se tut enfin. J'appuyai mon front sur le sol, épuisée. Jamais je n'avais imaginé qu'un si petit fantôme puisse être aussi forte.

Raphaël ne revenait pas. Je l'appelai. Je concentrai toute ma force mentale à cela. Appeler Raphaël, le faire revenir. Mais je compris vite que je ne pouvais pas. Parce que pour que Raphaël puisse revenir, il me fallait ouvrir mon esprit. Et instinctivement, indépendemment de ma volonté, pour chasser Alice, il se maintenait fermé.

Je vous ai dit que nous ne pouvions voir les esprits qu'à travers une sorte de petite fenêtre dans notre esprit, que nous pouvions ouvrir ou fermer. C'est à partir de cette fenêtre que nous pouvons les appeler, qu'ils peuvent venir à nous. En tant que pur esprits, ils ne peuvent faire impression sur nos sens et donc être perçus de manière physique. Ils interviennent directement sur notre esprit, pour recréer leur image, leur voix. Voilà pourquoi l'on a souvent l'impression d'entendre leur voix dans sa tête. Considérés de ce point de vue, les esprits n'ont effectivement rien de réel, ils sont ce que l'on appelle au sens propre du terme une hallucination.

Je ne savais plus vers quoi j'essayai de crier. Une fois la fenêtre fermée, Raphaël pouvait très bien n'avoir jamais existé. Et Alice l'avait chassé. J'ignore comment elle l'avait fait, mais d'après ses menaces, elle avait l'intention de me faire payer l'infidélité dont elle se croyait la victime, et comme elle ne pouvait rien me faire, ella allait sans doute s'en prendre de nouveau à lui, l'empêcher de me contacter.

Je ne pouvais même pas savoir s'il allait bien.

Vous rendez-vous compte de l'absurdité de cette phrase?

Je ne le revis plus pendant plusieurs semaines. Je ne savais plus quoi faire. Aucune entité ne me contactait. Je ne voyais plus de furtives silhouettes au détour d'un couloir, je n'entendais plus les vagues murmures auxquels, avec le temps, je ne prêtait plus attention. Le silence m'assourdissait. Jamais je ne m'étais sentie aussi seule.

Je me surpris à imaginer des scénarios tous plus catastrophiques les uns que les autres. Je n'osai me représenter les moyens d'éliminer un être déjà mort. Peut-être Alice avait-elle monté un complot avec d'autres entités aussi pervertis qu'elle. Cassandro m'en avait averti. Raphaël m'en avait soignée. Alice m'en avait presque menacée. Et j'avais peur pour Raphaël. Mais que pouvait-il lui arriver? Un être déjà mort connaît-il encore la peur? Toutes ces pensées me faisaient douter de mon propre équilibre mental.

Je devais me reposer. Reposer mon esprit. Je devais oublier.

J'ai recommencé à vivre normalement. Dans le silence. J'ai repris contact avec le monde des vivants. J'allais faire les boutiques. J'ai appris à sortir le jour pour profiter du soleil. J'ai appris à sortir le soir pour retrouver des gens , vivants et ayant envie de vivre.

Et un jour, j'ai craqué. J'ai retrouvé par hasard au fond de mon sac la carte du cabinet de voyance de Diane. Je lui ai téléphoné. Je n'ai pas eu besoin de me présenter.

- Bonjour, Leïla, a dit une voix douce au bout du fil.

Alors j'ai éclaté en sanglots et je lui ai tout raconté. Alice, Raphaël, tout. Je voulais qu'elle me dise quoi faire. Je voulais qu'elle me ramène Raphaël. Je n'avais rien confié à personne. C'était la première fois que je prononçais le nom de Raphaël en présence d'un vivant. Lorsque tout fut sorti, plus ou moins intelligible, je me tus, tentais de calmer mes sanglots et attendis.

- Leïla, tes fantômes t'ont rattrappée. Tu sens toi-même que tu ne peux pas lutter. Si tu n'en as pas la force, tu ne peux que fuir. C'est ce que tu te refuses à faire. Raphaël n'a plus rien à perdre, ce n'est pas ton cas. Tu sais déjà ce que tu dois faire.

Avec le recul, je sais qu'elle avait raison. Mais je ne pouvais m'y résoudre. Alors j'attendais.

Avec le temps, j'appris à me calmer, à arrêter de penser à lui. Je m'habituai à ce silence et à cette solitude. Je ne me sentais plus observée en permanence. Je redécouvrais la tranquillité.

Mes rêves surtout ont changé. Lorsque Raphaël n'y vint plus, j'arrivais à peine à m'en souvenir. Quelques images insipides et futiles qui s'évaporaient à mon réveil. Je n'y prenais plus aucun goût. Le sommeil ne devenait plus qu'une fonction physiologique vitale sans intérêt.

Je retrouvai cependant un rythme de vie plus sain, plus stable. Raphaël me manquait, mais je me laissais vivre. Et au bout de quelques semaines, je réalisai pourquoi je prenais les choses avec tant de légèreté. J'étais persuadée que Raphaël referait surface un jour. J'étais stupide. Il était évident qu'il ne devait pas revenir.

Et Alice! Elle m'avait mentie et espionnée. Je me trouvais tellement idiote. Quand j'avais rencontré Alice, j'étais perdue, seule. Comme bien d'autres adolescents. Certains deviennent des voyous, d'autres se suicident. Ce sentiment de ne pas être comme les autres, jusqu'à vouloir désespérément attirer l'attention sur soi. On se soucie toujours de celui qui pleure, jamais de celui qui sourit. Moi, je pouvais voir des morts. Chacun sa drogue. On se dit toujours: je ne referai pas la même erreur. Mais qui sait? Aujourd'hui, je ne me pardonne toujours pas d'avoir fait confiance à Alice. J'aimerais être sure qu'aujourd'hui je ne referais pas la même erreur.

D'ailleurs, en y réfléchissant, qui irait faire confiance à une morte? Le pire, c'est que je n'ai même pas tiré de leçon de mon aventure avec Alice. Elle s'était enivrée de notre relation morbide.Est-ce dans la nature des esprits de tromper les vivants? Ceux qui ne font pas le mal sont-ils déjà trop loin pour nous atteindre? Ceux que je vois, sont-ce seulement ceux dont on ne veut pas là-haut?  Ceux qu'on appelle des démons dans les histoires pour enfant? Et si moi, j'ai comme faculté de parler aux démons, qu'est-ce que ça veut dire? Si tout est écrit, s'il y a vraiment quelqu'un là-haut, pourquoi m'a-t-on punie, moi, avec ce cadeau dont même Pandore n'aurait pas voulu?

Je passais constamment d'un état à l'autre. De cet état où je soulevais question sur question à un état quasi second où je me sentais oublier tout ce qui avait pu paraître mal. L'étrange devenait normal, et je ressentais comme quelque chose à surtout ne pas questionner sous peine de l'effacer.

Avec le temps, je n'essayais même plus de faire revenir Raphaël. Par un réflexe de protection, je cessai de me poser des questions. Comme si je savais que très vite, Raphaël serait sur le pas de ma porte, souriant, le coeur battant, les poumons pleins d'air.

Puis un jour, Alice décida de me faire payer mon infidélité. Elle commença à m'apparaître de manière décousue. Par-ci, par-là, je sentais sa présence. Elle n'attendais plus que je sois seule. Dans la rue, derrière moi. Au détour d'un rayon dans une boutique. Lorsque je parlais à quelqu'un, le froissement de ses jupons, le claquement de ses souliers vernis. Mais je ne la voyais jamais clairement. Une partie de mon esprit s'y refusait et elle en jouait. Au fil du temps, je ne parvenais plus à savoir si elle était là ou pas. Je ne pouvais plus croire mes propres sens. Je savais qu'elle essayait de jouer avec mes nerfs. Et elle y parevenait plutôt bien. Je ne dormais plus. Je la voyais partout, je l'entendais, il me semblait même sentir ses doigts me frôler. Et chacune de ses petites apparitions ne faisait que me rappeler l'absence de Raphaël. J'aurais tellement voulu qu'il me protège, qu'il me dise quoi faire face à elle!

Je pris ma décision. Il fallait que je me débarasse de tout ça. D'Alice. Mais avant, il fallait que j'avertisse Raphaël. Je préparai tout. Je rassemblai tout mon matériel, prête à jeter le dernier sort de mon existence. Je repérai la prochaine pleine lune. Alice saurait probablement ce que je faisais. Il me fallait être très prudente.

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Commentaires
B
!! J'suis toujours aussi impressionnée!<br /> Wouaaah! Vivement la suite!!<br /> Mais je me demande toujours ton rapport à l'ésotérisme, parce que certaines choses sont frappantes :)<br /> (J'te conseille de lire l'auteur Maxime Chattam, au passage :p)<br /> Enfin, tout ça pour te dire: vivement la suite! Et: bonne continuation! A lala, quel talent tu as! J'suis super contente d'être tombée sur ton blog (L)
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