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A ta mémoire
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5 décembre 2006

II Quand un troisième oeil ne suffit plus

Tous les soirs, Raphaël m'a rejoint dans mes rêves. C’était incroyable la différence qu’il y avait entre son comportement le jour et la nuit. Lorsque j’étais éveillée, il était distant. Mais la nuit, il semblait ne jamais se rassasier de moi. Au bout de quelques nuits, je réalisai l’horrible teneur de cette relation. Il était mort ! J’aimais un mort, je le touchais, je l’embrassais… Souvent j’y pensais la journée. J’imaginais ce que pouvais être sa vie, il m’en avait si peu parlé !

Et des images m’assaillaient. J’imaginais sa mort, son enterrement, les couronnes de fleurs, les pleurs, les voiles noirs. Je tentais, en vain, de repousser des visions de cercueil, de stèles. A quoi ressemblait son corps, son véritable corps physique, au moment où j’y pensais ? Etait-il déjà disparu, ou réduit à l’état de squelette méconnaissable ? Peut-être même était-il toujours un amas de chair en décomposition… Mon Raphaël, un cadavre putréfié ! J’en avais des nausées chaque fois que j’y pensais.

Pourtant, aussi répugnant, aussi inconcevable, aussi irréel que cela paraisse, je l’aimais. Il n’y avait que moi pour aimer un fantôme. Je n’ai jamais rien osé lui dire de mes doutes, même s’il est évident qu’il les partageait.

C’est par hasard que j’ai rencontré Diane. Enfin, c’est une façon de parler, car mon expérience de magicienne m’a appris à ne pas croire au hasard. J’étais dans un café, je sirotai je ne sais quelle boisson alcoolisée, seule à ma table. J’aimais me retrouver seule dans les endroits publics. Cela permettait de les observer, de les étudier, ces humains sans histoire. Je pouvais, rien qu’en prêtant l’oreille, apprendre la totalité de la vie de quelqu’un. Je ne connaissais pas ces gens, je ne les jugeais pas, je ne prenais pas parti. Je ne pouvais pas non plus répéter, puisque leur entourage et le mien ne se recoupaient pas.

Si j’ai remarqué Diane dans le bar surpeuplé, c’est peut-être parce qu’elle était exactement comme moi, seule à une petite table isolée, devant un café, prêtant attention, l’air de rien, à tout ce qui se passait autour d’elle. Je ne l’aurai probablement pas remarqué si je n’appliquais pas moi-même cette attitude. Mais peut-être étais-ce aussi parce qu’elle ne cessait de me regarder, lorsque je tournais la tête vers elle, de sorte que nos regards se croisaient constamment. Je dois avouer qu’elle fut moins timide que moi : au bout d’un quart d’heure de ce manège, elle se leva et vint s’asseoir à ma table.

Elle était plus âgée que moi, peut-être vingt-cinq ans, ou plus. Elle avait des cheveux châtain clair tirant sur le blond, une petite bouche, des pommettes hautes. Son nom était inscrit sur une gourmette en argent qu’elle portait au poignet droit.

- Vous êtes médium, murmura-t-elle.

J’eus un mouvement de recul.

- Je le vois dans vos yeux. Tenez.

Elle me tendit une petite carte bleu ciel, en papier glacé, sur laquelle était inscrits ses noms, adresse, téléphone, ainsi que son activité : voyante.

Je dois avouer que depuis que j’avais pris conscience de mes donc de médium, je ne m’étais pas vraiment préoccupé des autres médium. Ceux dont on voit les annonces dans les journaux. Diane m’a regardée dans les yeux et m’a dit de passer la voir le soir même. J’ai longtemps hésité, parce que le soir, je voyais Raphaël, et plus ma visite à Diane se prolongerait, moins je resterais avec lui. Je lui dis que j’allais y réfléchir.

J’ai décidé d’y aller, parce que l’expérience était tentante, et parce que j’avais plus ou moins besoin d’un avis extérieur, de parler à quelqu’un. Et puis, il y avait longtemps que je n’étais pas sortie le soir. J’avais vingt ans, et je trouvais un peu malsain et un peu dommage de rester enfermée chez soi tous les soirs. Je pourrais toujours dormir toute la journée, il me restait quelques semaines de vacances. Pour une fois, j’allais sortir. Je pris donc un bain, en soignant particulièrement mes cheveux : ma chevelure bien propre, bien lissée, c’était ce qui me donnait confiance en moi. Mes cheveux étaient tellement noirs qu’on y voyait des reflets bleutés. Je me suis ensuite maquillée. Ce rituel d’embellissement me fit du bien. D’abord parce que je ne l’avais pas fait depuis longtemps, ensuite parce qu’il s’agissait d’une reprise de contact avec la réalité particulièrement rassurante : Dieu merci, je ne suis pas encore totalement folle.

Je mis longtemps à choisir ma tenue. Une robe noire, sobre. Parfaite. Il y a une éternité que je ne l’ai pas mise. J’adorais porter cette robe quand je sortais, avec des bottes – oui, c’est ça, des bottes, à talons. Je vais les mettre ce soir. Cette tenue plaisait beaucoup quand je sortais, les autres filles de dix-huit ans étaient trop complexées pour montrer leurs jambes. Avec tout ceci, il me faut encore ma veste, celle en cuir, là, dans le placard…

J’étais en train de m’admirer une dernière fois dans la glace lorsque Raphaël est apparu derrière moi. Je lui sourit.

- Bonsoir.

- Bonsoir, dit-il un peu surpris. Tu sors ?

- Oui. J’ai rendez-vous.

-Ah, laissa-t-il échapper.

- Avec une amie, m’empressai-je de préciser. J’aurais aimé te prévenir mais les fantômes n’ont pas encore de téléphone portable.

Il sourit, d’un sourire un peu forcé. Je terminai mes préparatifs dans un cliquetis de bijoux et un nuage de parfum.

-Tu es belle, dit-il.

Je me sentis rougir. Jamais je n’avais supporté ce genre de compliment.

- Merci.

- Tu vas te coucher tard.

- J’espère que non. S’il le faut, je me lèverai plus tard.

- Leïla, il faudra bien que je parte à un moment, moi aussi.

- Ah oui ?

Jamais je n’avais envisagé cela. Pouvait-il avoir d’autres choses à faire ? D’autres gens à voir ? Où passait-il ses journées ?

- Nous en parlerons ce soir, dit-il d’une voix sèche et sans appel que je ne lui connaissais pas. Va t’amuser.

- D’accord.

-Passe une bonne soirée.

Je n’eus pas le temps d’ajouter quoi que ce soit, il avait déjà disparu. Un goût amer dans la bouche, je pris mon sac, ma veste et sortis.

Après m’être garée sur une place en centre-ville, je cherchai à pied l’appartement de Diane. Lorsque je le trouvai je pris une profonde inspiration et pressai la sonnette.

Diane aussi s’était mise sur son trente et un. Ses cheveux blonds ondulaient sur ses épaules.

- Entre, me dit-elle.

L’appartement était petit mais coquet. Diane me conduisit dans un salon où elle m’invita à m’asseoir dans un fauteuil de velours rouge.

- Tu es très jeune, remarqua-t-elle.

- J’ai vingt ans passé.

- Très jeune. Ce don doit être lourd à porter.

- Un peu.

- Comment s’appelle-t-il ?

- Quoi ? m’écriai-je. Qui ça ?

- Ce fantôme que tu fréquentes.

- Comment le savez-vous ?

- Je l’ai su en posant les yeux sur toi.

Elle était voyante. Ce don que je trouvais si naturel chez moi me dérangeait beaucoup chez les autres.

- Raphaël. Il s’appelle Raphaël.

Diane se cala contre le dossier de son fauteuil.

- Te voilà dans une situation inhabituelle.

- Difficile.

- Si j’étais toi, je stopperai immédiatement.

Elle s’avança pour scruter mon regard.

- Mais tu l’aimes.

Je passai une main sur mon front.

- Que dois-je faire ? Vous devinez les choses, vous voyez dans le futur, dites-moi ce que je dois faire.

Diane resta silencieuse, puis inspira profondément.

- Donne-moi ta main.

J’obéis. Elle prit ma paume entre ses doigts et l’observa avec attention. Parfois, elle la faisait légèrement tourner, comme pour la regarder sous un autre angle.

- C’est sans espoir, murmura-t-elle.

- Je le sais.

- Mais il y a quelque chose. Ta ligne de vie. C’est assez obscur.

Elle lâcha ma main.

- Il y a une issue, mais je ne peux pas t’en dire plus.

Nous restâmes silencieuses.

- Je ferais mieux de m’en aller, dis-je en me levant.

- Reviens quand tu veux.

La nuit était agréable. Je marchai longtemps dans les rues pour m’éclaircir l’esprit. Je ne regardais pas où j’allais. Je suivais mes pas sans vraiment m’en rendre compte. Je ne revins à la réalité qu’en sentant quelques gouttes de pluie. Il fallait rentrer.

Je courus jusqu’à la voiture, les talons de mes bottes claquant sur les trottoirs mouillés.

En arrivant chez moi, je restai un moment dans le noir. J’ôtai mes bottes et les abandonnai devant la porte d’entrée. Pieds nus, j’avançai dans l’appartement silencieux qui me semblait soudain affreusement étranger. Va ailleurs, me dis-je, sors. Vite. Mais je savais instinctivement que je ne me sentirais mieux nulle part. Dehors, la pluie tombait fort maintenant. Même les éléments refusaient que je fuie. Un réverbère, dehors, traçait un rai de lumière sur le sol, entre les volets mi-clos. Je contemplais cette lumière artificielle sans parvenir à fixer une pensée dans mon esprit. Raphaël n’était pas là pour m’attendre. L’appartement était vide. J’étais seule.

Aurais-je dû m’attendre à autre chose ? Je ne savais plus. J’aurais voulu qu’il soit là. Que je n’ai plus qu’à me déshabiller, me démaquiller, me débarrasser de tout mon costume de sortie, pour me glisser dans les draps près de lui. De telles pensées me paraissaient horribles. Des images de cadavre m’assaillirent à nouveau. Une irrépressible envie de l’appeler, de lui ordonner de venir, s’empara de la moindre de mes pensées, et pourtant je m’y refusais. Je savais le faire. Mais je ne voulais pas qu’il me voie dans cet état, désorientée. Je ne voulais pas qu’un quelconque lien psychique lui permette d’accéder à ces horribles pensées dont je ne pouvais plus me défaire. Je redoutais qu’un de mes rêves échappe à son contrôle ou au mien, et ne lui révèle ces impressions cauchemardesques, ce mélange entre mon amour, mon désir pour lui et la terreur, la répulsion que ce qu’il était commençait à m’inspirer.

 

 

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