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A ta mémoire

A ta mémoire
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15 décembre 2006

Post Sriptum

Si vous êtes ici, c'est que vous avez lu mon roman jusqu'au bout. J'espère qu'il vous a plu. C'est le premier que je mets en ligne, pas le premier que j'écris mais le plus accompli. Merci de votre attention.
Si vous avez aimé l'histoire de Leïla, je vous invite à suivre celle de Sarah, beaucoup plus légère mais divertissante, dans
Roméo ne mourra jamais.
Merci et à très bientôt,
Dark Princess

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15 décembre 2006

Epilogue

J'ignore comment Raphaël l'a fait. J'ignore pourquoi il l'a fait. Je ne sais presque rien de lui. Avec le recul, je sais que je ne peux pas me fier à ce que je sais de lui. Il a pu me dire tout et n'importe quoi. Quand on est mort, on n'a plus rien à perdre.
Mais quelque chose en moi me dit que je peux lui faire confiance. Je me suis résolue à cette idée, en grande partie parce que je n'ai pas le choix. Il est parti, maintenant. Il fait partie de moi et je dois me tourner vers l'avenir.
Et mon avenir, il est ici. Raphaël me l'a donné. Sans raison particulière. C'est pour cela que je lui fais confiance. Le cadeau est trop grand pour être néfaste. Elle est là, dans son berceau. Ma Gwendolyne dort comme le bébé qu'elle est. Je voudrais qu'elle conserve toujours cette innocence. Mais elle grandira. Un jour, je devrai lui expliquer qui est son père et d'où elle vient. J'espère qu'ell comprendra. Qu'elle acceptera. Quelque part, je me sens coupable de lui offrir une telle vie. Mais je l'aime tellement! Elle m'offre tous les jours ses plus beaux sourirs, elle me donne tout son amour, je lui donne le mien à flot, je déverse toute mon affection en elle.Le moindre mouvement de ses grands yeux gris qui me suivent avec curiosité, le mondre de ses gazouillis, le moindre de ses éclats de rire sont pour moi une source de bonheur inépuisable, quelque chose qui explose en moi comme une immense victoire. Je passe des heures à la regarder. Elle est assise au milieu de ses peluches, absorbée dans son jeu, elle ne fait pas attention à moi, et j'observe ses joues roses et pleines de vie, sa moue boudeuse et ses sourcils froncés quand le jouet lui échappe (une expression qu'elle tient de Raphaël - comme elle lui ressemble!). Je caresse doucement sa petite main potelée. Elle serre machinalement ses doigts minuscules autour de mon index. Je sens sa petite force dont elle est si sûre, sa chair tendre qui ne s'est encore heurtée à rien. Je la protège.
Officiellement, Gwendolyne n'a pas de père. Il a refusé de la reconnaître. L'annonce de ma grossesse a provoqué beaucoup d'inquiétudes dans ma famille. Ma mère était au bord de la crise de nerfs. Elle m'a fait des discours de morale interminables.

- Tu as l'intention d'élever ce bébé toute seule? Mais comment as-tu fait pour te mettre dans une situation pareille? Ca ne te ressemble pas pourtant. Je ne te reconnais plus, Leïla.

Cette dernière phrase me revient souvent à l'esprit. Cette transformation ne m'effrayait pas. Elle me semblait naturelle. Elle s'imposait à moi avec beaucoup de douceur. Il était évident que je ne pouvais plus être la même, et une nouvelle Leïla allait naître en même temps que Gwendolyne. Je vivrai dans mon petit sanctuaire, la seule à savoir de quelle voie introuvable et désormais inexistante Gwendolyne m'a été apportée.

Parfois j'ai eu peur. Ma solitude m'a sauté en plein visage. Mon dos me faisait souffrir, mes jambes refusaient de me porter, je pensais que lorsque le bébé serait là, personne ne serait à mes côtés pour me soulager. Il m'est arrivé d'en vouloir terriblement à Raphaël. Il m'avait imposé cette grossesse, même si je ne l'avais pas refusée. Peut-être voulait-il laisser une trace, une sorte d'héritier, et que ce désir de survivance avait surpassé la moindre affection qu'il ait pu avoir pour moi.

Mais quand j'ai vu ce petit corps rose recroquevillé, quand ils l'ont posée sur mon ventre, toute humide encore, quand j'ai senti son petit coeur qui battait, quand j'ai entendu ses pleurs, j'ai réalisé qu'elle était là, que j'avais donné la vie à un petit être qui était de ma chair, j'ai compris que je ne serais plus jamais seule. J'avais ma propre famille. Je ne me sentirais plus jamais vide et inutile. Et j'ai compris tout le sens de l'acte de Raphaël. Il m'a montré à quel point s'occuper d'un être vivant, le voir changer, apprendre, grandir, manger, être malade et se rétablir, combien tout cela était gratifiant, enrichissant. Il m'a montré à quel point la vie est belle.

J'ai redécouvert le plaisir des rayons du soleil le matin. L'odeur du pain chaud au petit déjeuner. Un oiseau posé sur le balcon picorant les miettes que j'y ai jeté. Un bain chaud et parfumé. Passer une brosse dans mes cheveux. Vernir mes ongles, non plus en noir comme avant, mais en rose, en mauve, en blanc nacré. Gwendolyne a besoin de lumière.

Ma fille est une véritable célébrité dans mon entourage. La naissance de Gwendolyne a chassé tous leurs reproches. Les baby-sitter se bousculent, ma soeur en tête. Ma mère m'appelle tous les deux jours pour prendre de ses nouvelles. Elle offre beaucoup de choses à Gwendolyne.

J'ai bien tenté de retrouver la trace de la famille de Raphaël. Je voulais qu'on me le rende, je voulais... je ne sais pas, un souvenir, quelque chose qui me prouve que ce bébé vient de quelque part. Il y avait plusieurs personnes à son nom de famille dans l'annuaire. Son nom de famille et la région où il avait vécu étaient quelques rares détails que j'avais réussi à lui arracher. Ce n'était pas suffisant. Et même si par miracle je trouvais quelqu'un, comment me faire connaître d'eux? Comment leur dire que je l'avais connu? Comment expliquer que j'avais porté son enfant mais que je ne savais rien de sa vie ni de la façon dont il était mort? Comment évoquer l'existence de Gwendolyne?

Au bout de quelques coups de téléphone, je réussis ce que je n'espérais plus: j'entrai en contact avec la mère de Raphaël. Je tentai de rester aussi vague que possible sur la nature de mes relations avec son fils. Elle me demanda de passer la voir. De cette entrevue, je ne garde que peu de souvenirs précis. elle m'a servi une tasse de thé, et me demanda quand j'avais vu Raphaël pour la dernière fois. Je lui ai dit l'avoir connu quelques temps, puis que nous nous étions éloignés. Elle a hoché la tête. Je brûlais de lui demander comment il était mort, mais l'indécence de cette question m'a retenue. Je crois qu'ensuite j'ai essayé de lui expliquer ce que j'étais venue chercher. Au moment où j'allais partir, elle m'a tendu une grande enveloppe en papier Kraft et a murmuré "Prenez soin de vous, mademoiselle."

J'ai ouvert l'enveloppe en arrivant chez moi. Une photo. J'en tirai une photo. Un portrait de mon Raphaël. Un Raphaël bien vivant. Ses yeux brillaient. Son sourire, le sourire de Gwendolyne. Les larmes me montèrent aux yeux.

Je n'ai pas osé afficher cette photo, de peur que mes visiteurs ne me posent des questions. J'ai acheté un petit cadre, j'y ai mis ma photo avec grand soin. Puis j'ai rangé cette photo dans le tiroir de ma table de nuit. Un jour, je la montrerai à Gwendolyne, pour qu'elle sache d'où vient son sourire.

Je ne sais toujours pas comment Raphaël est mort et je ne veux plus le savoir. Il me l'aurait dit s'il avait voulu que je le sache. Je péfère respecter ses volontés. Je garde bien enfouie dans ma mémoire la vie que nous avons eue. C'est ce Raphaël-là dont je dois me rappeler. Tant de questions restent en suspens pourtant. J'aurais voulu savoir. Raphaël... aimes-tu le prénom que j'ai choisi pour notre fille? Es-tu fier d'elle? Est-ce que je l'élève comme tu l'aurais voulu? Que dois-je lui dire sur toi?

Raphaël a réussi sa vie. Il a réussi à se donner un avenir.

En toi, Gwendolyne. Toi qui dors dans ton berceau, innocente. Tu as chassé ta couverture et tu dors. Paisible. Tu prends des forces pour la vie qui t'attend. Ta respiration est profonde et régulière. Je me demande à quoi tu rêves, si ton père vient la nuit me relayer lorsque tu dors. Un jour, tu pourras courir, tu pourras parler. Tu pourras apprendre tout de ce monde. Tu pourras te battre avec tes propres armes, avec tes petits poings. Mais en attendant, je dois te protéger. Je ne sais pas par où commencer, par ce monde-ci ou par l'autre. Je dois te donner les moyens de vivre en pleine lumière, de regarder le soleil en face et de profiter de ton existence. Oui, c'est ce que Raphaël voudrait.

Et un jour, je t'apprendrai ce que je sais. Sur la magie. Sur les fantômes. Peut-être as-tu hérité de mon don, je n'en sais rien. Et je ne veux pas que tu te sentes seule. Je veux que tu partes du bon côté.

Je remonte la petite couverture bleue et je te borde en prenant bien garde à ne pas te réveiller. Tu remues un peu dans ton sommeil. Je t'embrasse sur le front.

Dors, mon bébé.

15 décembre 2006

V Avant de te dire adieu

J'avais peur. Mon coeur battait la chamade. J'attendis qu'il se fasse tard avant de me mettre au travail. J'éteignis les lumières.
Assise en tailleur au milieu de mon salon, j'avais dispersé mes outils en cercle autour de moi. Je me concentrai, respirai à fond et fermai les yeux. En quelques minutes, je sentis se former autour de moi une bulle protectrice. Je réicitai les incovationc nécessaires pour bénir mon cercle. J'étais prête.
Quelques minutes avant minuit, je saisis ma chandelle noire et l'allumai. Il fallais faire vite. Alice pouvait arriver à tout moment. Je serrai la chandelle entre mes paumes et dis:

- Par toute la force de mon esprit, je vous en conjure, entités protectrices, banissez mes ennemis de mon cercle, toi, Alice, tu n'es plus la bienvenue, aussi longtemps que durera cette cérémonie!

La flamme de la bougie crépita, des étincelles jaillirent. Alice était là, elle était en colère. Mais le sort fonctionnait. Elle ne pouvait pas approcher. La flamme vacilla encore quelques secondes, puis redevint haute et claire. J'avais gagné. Je posai la bougie à ma gauche, puis pris une seconde chandelle, rouge cette fois. Je m'apprêtais à faire quelque chose de terriblement égoïste: forcer un esprit à venir à moi. J'allumai la chandelle.

- Moi, Leïla, qui aie le pouvoir de parler aux entités invisibles, j'en appelle à l'ordre cosmique pour qu'il accède à ma requête. Raphaël, je t'ordonne de venir à moi, dans ce cercle que je contrôle, dans cet univers qui est le mien. Qu'il en soit ainsi!

Je visualisais son image très précisément. Il était tout proche. Je me concentrai. Il me fallait lui imposer ma volonté, malgré tous les dégâts qu'Alice avait fait, malgré mon manque d'expérience à cette pratique. Je sentais que j'y étais presque. Tout mon être était tendu vers lui. Enfin je lâchai prise et ouvris les yeux. Il était là.

Il me regarda longtemps sans rien dire. Lentement, je déposai entre nous la chandelle rouge dont la flamme s'élevait très haut. Tout allait bien.

- Je croyais que tu n'étais plus adepte de ce genre de pratique, dit-il.

- Je t'en prie, ne commence pas à me faire la morale. Où étais-tu?

Il baissa les yeux.

- Alice me chassait. Je ne sais pas comment elle fait ça. Peut-être maîtrise-t-elle suffisamment l'esprit humain pour manipuler la vue. Je ne parvenais plus à entrer dans ton champ de vision. Je me suis dit que si je partais, elle te laisserait peut-être tranquille.

- Ce n'est pas le cas. Ces dernières semaines, elle s'amuse à me rendre folle...

- Je sais, m'interrompit-il doucement. Mais je ne peux rien faire. Pour contrer son pouvoir, il faudrait être mort depuis plusieurs décennies, comme elle. Je n'ai pas ses connaissances.

- J'ai peur qu'il y en ait d'autres comme elle.

- Il y en a, et tu n'es plus à l'abri maintenant. J'espère que tu me pardonneras. C'est de ma faute si tu en es là.

- Ne dis pas n'importe quoi. Je parlais aux esprits bien avant de te connaître. Alice serait revenue tôt ou tard.

Raphaël me regardait. Il était si réel!

- Ca devait arriver un jour, murmura-t-il.

- Je sais. On ne peut vraiment rien faire?

- Nous sommes en danger tous les deux. Un jour, Alice trouvera un moyen d'entrer dans ton cercle. L

Un silence s'installa. Pour la première fois, je réalisai que je ne devais plus le revoir. Les moments passés avec lui défilèrent dans ma tête. Ils me parurent soudain si rares, si fragiles. Il ne disait rien.

- Je t'en prie, Raphaël, c'est la dernière fois qu'on se parle!

- Pardonne-moi. J'aurais voulu...

Il regarda autour de lui, chercha ses mots.

- J'aurais voulu faire plus pour toi.

- Faire plus? Tu m'as sauvée!

J'eus un petit rire sans joie.

- C'est stupide, mais je ne me suis jamais sentie autant vivre qu'avec toi.

Il sourit. Je laissai éclater ma colère:

- Pourquoi ne t'ai-je pas connu plus tôt?

- Ne dis pas ça.

Sa voix résonnait, très douce, à mes oreilles.

- Les choses se produisent ainsi parce qu'elles le doivent. Plus ou moins clairement, chaque événement a une raison d'être. Nous ne pouvions pas nous rencontrer plus tôt. Si nous l'avions fait, rien de tout ce que nous avons vécu ne serait arrivé. Tu comprends?

Je hochai la tête, une boule dans la gorge. Il poursuivit.

- Bien sûr, moi aussi j'aurais aimé te connaître avant. Mais ça n'aurait rien changé. Je ne regrette pas. Il faut prendre les choses comme elles viennent. Toi, tu vas vieillir. Tu as toute la vie devant toi. Moi, je crois que j'ai accompli tout ce que je pouvais, ici.

- Alors que va-t-il t'arriver?

- Je l'ignore.

- Tu as peur?

- Un peu, oui. Mais ne t'inquiète pas pour moi, je suis solide.

Je souris. Je me rendis compte que mes joues étaient mouillées.

- Je n'aurais rien de toi. Tu ne me laisses rien, c'est comme si tu n'avais jamais existé.

- Tu sais, si il y a quelque chose que j'ai appris avec la mort, c'est que rien ne s'arrête avec elle. Elle n'est ni bonne, ni mauvaise, elle fait partie de l'ordre naturel des choses. Quoi qu'il arrive, je serai toujours près de toi, même si aujourd'hui cette formule n'est qu'un stéréotype, tu sais que c'est la vérité.

Il se pencha vers moi.

-Je n'ai plus d'existence en ce monde hormis les souvenirs que l'on gardera de moi. Je n'ai plus beaucoupde famille. Maintenant, il y a toi. Je sais que mon nom signifiera encore quelque chose pour toi, même dans des années, peut-être même jusqu'à ta propre mort.

Il se redressa.

- Et pour cela, je n'ai pas peur.

Je ne savais plus quoi dire. Il me paraissait si vieux et si sage! Je baissais la tête et tentai de refouler mes larmes.

- Leïla... Je souffre autant que toi, tu sais. Je ne peux pas te le montrer, je suis désolé...

- Ne t'excuse pas. Tu en as déjà fait beaucoup.

- Tu peux t'occuper de toi seule maintenant, dit-il. Je le sais, même si je préfèrerais que tu aies encore besoin de moi.

- Mais...

- Je sais que tu as trouvé un sort pour ne plus voir les morts. Il faut t'en servir. Prends soin de toi.

Il baissa la tête. La bougie rouge était presque entièrement consumée.

- Il faut que je m'en aille. Je t'aime, Leïla.

- Je t'aime aussi.

Son image s'estompa dans un clignement de paupière. C'était fini. Je refoulai mes dernières larmes et soufflai la bougie rouge avant qu'elle ne se noie dans sa cire. Puis je saisis une autre bougie, grise. Je l'allumai et la posai devant moi.

- J'invoque les puissances supérieures. La porte ouverte doit être refermée. Je remercie votre générosité et votre sagesse pour le don qui m'a été accordé. Le temps est venu d'y renoncer. Que ce talisman me protège de ces visions...

Je fermai les yeux très fort.

- Par pitié...

Je tendis au-dessus de la flamme de la bougie le pentacle d'argent que je portais toujours. C'était cliché, mais c'était aussi une manière d'enterrer ma magie en même temps que mon amant.

Lorsque l'argent eut complètement noirci, je retirai le pentacle du feu. Je soufflai les bougies, remerciai pour la dernière fois toutes les entités à remercier, fermai mon cercle. Je rangeai avec soin tout mon matériel dans  un coffre que je plaçai sous clé, au fond du placard. Avec un mouchoir, j'essuyai la suie sur le pentacle. Je le déposai à la tête de mon lit, en me promettant de le porter dès le lendemain.

Je ne pouvais plus revenir en arrière. Raphaël ne me laissait rien. Comme s'il n'avait jamais existé.

Mais avait-il jamais existé?

La magie avait cette particularité de ne pas laisser de trace derrière elle. Qui pourra prouver qu'elle avait fait partie de ma vie un jour?

Epuisée, je me déshabillai et me glissai entre mes draps.


Je suis assise dans l'herbe. Un terrain en pente, le flanc d'une colline peut-être. Le soleil est haut, il fait bon. Mais il ne brûle pas, il n'éblouit même pas. Je le regarde fixement. Il est presque blanc. Une petite brise vient coller une mèche de cheveux sur mon nez. Une pâquerette chatouille mon pied nu. L'air sent la terre, l'herbe fraîche - tout a l'air si réel! Je connais cet endroit, mais je ne me rappelle plus où il se trouve.

Raphaël est assis à côté de moi. Il ne dit rien. Il semble suivre mon regard. Agité, anxieux peut-être. Je devrais l'être aussi, mais je ne me rappelle plus pourquoi.

- Où sommes-nous? lui demandé-je.

- Dans ta tête. J'ai composé cet endroit avec des bribes de tes souvenirs.

- Tu me surprends de jour en jour.

Je souris. Je ne devrais pas.

- Je dois partir, dit-il.

Je le sais. Je ne dis rien. Je ne sais pas ce que je peux dire. Ca me semble naturel. C'est à lui de parler. Moi je suis là pour écouter.

- Alice te laissera tranquille. Je l'emmènerai avec moi. Promets-moi que tu n'essayeras rien pour nous rappeler.

- Je promets.

Je sais pourquoi je ne hurle pas, pourquoi je ne pleure pas. Il me ménage. Il contrôle mes sens et mes sentiments. ll dirige mon rêve. Un rêve de coton où je ne me ferai pas mal même si je me cogne. J'impose une image à mon esprit. Ce soleil me lasse, je veux le remplacer. Raphaël me laisse faire. La caresse tiède des rayons s'estompe. Des milliers d'étoiles. Elles envahissent le ciel. La lune est pleine.

- Pourquoi maintenant? dis-je.

Il passe son bras autour de mes épaules et m'allonge doucement dans l'herbe. Je ne vois plus que des étoiles.

- Tu vas te réveiller. N'aie pas peur. Ferme les yeux.

J'obéis. La lumière des étoiles est encore imprimée sur ma rétine. Je sens quelque chose qui s'étend sur moi. Très léger. Comme une vague qui s'avance et m'enveloppe d'un seul grand mouvement. Comme un drap de soie qui se dépose et épouse peu à peu chaque forme de mon corps. Comme un souffle. Et ce souffle se mèle à mes cheveux, se fond avec ma peau, je le sensse glisser en moi pas chacun de mes membres, qu'il pénètre lentement, comme un baume contre ma peau. Il se mélange à mon sang. Et mon sang l'entraîne, à traver le réseau de veines, de tuyau en tuyau, jusqu'à mon coeur. Je peux suivre le cheminement de ce fluide étranger mais qui s'assimile si bien à moi. Mon coeur aspire, aspire, et lorqu'il est gorgé, il se contracte brusquement, expulse tout ce fluide vers les moteurs de ma vie...


Je me réveillai en sursaut, une main plaquée sur mon coeur, l'autre sur mon ventre. Je cherchai mon souffle. Je regardai autour de moi, incapable de me rendre à l'évidence. Raphaël était mort. Mais il avait toujours été mort. Je ne pouvais pas pleurer, je n'en avais pas la force. Quelqu'un que je n'avais jamais connu. Je ne pouvais pas le pleurer. Je finirais par m'en remettre. La vie continuait.

Je fus soudain prise d'une violente nausée et m'élançai vers la salle de bain en titubant.

7 décembre 2006

IV Quand tous les yeux se ferment

Il fallait que je voie Raphaël. Alice avait semé dans mon esprit un tel trouble que lui seul pouvait me tranquilliser. Mais il fut introuvable toute la journée. Je me rendis compte de mon impuissance encore plus durement. J'étais à son entière disposition. Il choisissait le moment de nos rencontres. Il conditionnait le moindre de nos rendez-vous. Je me refusais cependant à accepter ce qu'Alice avait insinué.

Je passai donc le reste de la journée à tourner en rond dans l'appartement pour l'attendre. J'étais très nerveuse. Pour un esprit libéré de toute entrave terrestre, que pouvait bien représenter un vivant de chair et de sang? Etaient-ils nostalgiques de la vie à ce point, tout ceus qui erraient entre la terre et l'au-delà? Nostalgiques au point de s'accrocher aux vivants? Mais dans ce cas, pourquoi ne pas se donner à voir au plus grand nombre?

J'oubliais. J'étais médium. Ils me contactaient grâce à cela, cette petite fenêtre dans mon esprit ouverte entre leur monde et le mien. Etait-ce donc cela, mon intérêt? Etait-ce pour cela que j'étais si exposée aux esprits? Etait-ce pour cela que je les attirais?

J'attendis toute la soirée. Minuit approchait lorsqu'enfin, je sentis sa présence près de moi. J'étais assise dans un fauteuil, tentant vainement de m'intéresser à un roman quelconque. Je levai les yeux vers lui.

- Tu ne dors pas, dit-il.

- Je suis trop nerveuse pour dormir. Je t'ai attendu toute la journée.

- Nous ne devions nous voir que ce soir, non?

A ces mots, je fondis en larmes.

- Mais... Leïla...

Je ne le voyais plus. J'entendais sa voix, son débit de parole accéléré, saccadé. Je fis un effort pour le regarder. Il s'était élancé vers moi, arrêté en plein élan par la brusque prise de conscience qu'il ne pouvait me toucher, les mains tendues vers moi dans une posture désespérément absurde, voire risible. Cette distance redoubla mon chagrin et ma colère.

- Que se passe-t-il? bredouilla-t-il.

- Mais regarde-toi! Tu ne peux même pas me toucher! A quoi ça rime?

- De quoi parles-tu?

- C'est contre-nature. Et c'est injuste! Je t'ai attendu toute la journée, je ne peux même pas t'appeler, je ne fais rien que t'attendre, je ne sais même pas où tu es...

Je pris ma tête dans mes mains.

- Je suis ridicule. Tu ne peux probablement même pas me répondre.

Il ne me répondait pas. Je le regardai.

- Leïla, finit-il par dire, qu'est-ce qui t'arrive?

- Il m'arrive que je ne sais pas qui tu es et qu'au final, je ne sais même plus qui je suis, tu comprends?

- Oui. Mais pourquoi ne m'as-tu rien dit?

- Parce que je te faisais confiance.

- Et plus maintenant?

- Mais qu'est-ce que tu peux trouver à une vivante? explosai-je en me levant. Tu es capable de me le dire? Est-ce que tu veux que j'accomplisse quelque chose pour toi sur terre?

Raphaël parut soudain comprendre.

- Leïla, as-tu recommencé le spiritisme?

- Non, c'est eux qui m'ont contactée. C'est Alice, si tu veux tout savoir.

- Leïla, c'est dangereux. Je croyais que tu le savais.

- Et toi, répliquai-je, n'es-tu pas aussi dangereux?

- Mais moi je t'aime.

- Ah non! Pitié, pas ça!

- Il faut que tu me fasses confiance. Je n'attends rien de toi.

Je restais silencieuse.

- Promets-le.

- Je te le jure. Mais tu as raison de te méfier, je suis loin d'être une généralité.

Il glissa ses mains dans ses poches. Il voulait me donner l'impression qu'il était aussi proche des vivants que possible.

- Je crois que je ne suis pas une bonne fréquentation pour toi.

Je me sentis soudain très mal, submergée de remords.

- Je ne voulais pas dire ça. J'ai peur.

- Je comprends.

Il pouvait m'expliquer. Je m'approchait de lui.

- Alice a voulu te faire peur, dit-il. Avoue que ce n'est pas la première à avoir voulu t'intimider. Tu connais leur mépris et ce dont ils sont capables.

Soudain, l'image de Raphaël tremblota et sembla s'effacer de ma vision. Elle pâlissait et se dissipait. Je paniquai:

- Raphaël!

- Il se passe quelque chose, mais ne t'inquiète pas, je vais...

Il disparut. Le temps de cligner des yeux. Et une petite voix enfantine résonna à mes oreilles, dans laquelle je reconnus le timbre d'Alice.

- Il ne pourra plus se servir de toi pour revenir sur terre. Tu en seras débarrassée, je suis la seule à pouvoir m'occuper de toi!

Je me concentrai brièvement.

- Tu essaye de me chasser? dit la voix d'Alice. Tu le préfères à moi?

Je me concentrai encore. Je ne voulais plus l'entendre.

- Tu ne peux pas me chasser! Je t'interdis de faire ça, Leïla!

La voix se tut enfin. J'appuyai mon front sur le sol, épuisée. Jamais je n'avais imaginé qu'un si petit fantôme puisse être aussi forte.

Raphaël ne revenait pas. Je l'appelai. Je concentrai toute ma force mentale à cela. Appeler Raphaël, le faire revenir. Mais je compris vite que je ne pouvais pas. Parce que pour que Raphaël puisse revenir, il me fallait ouvrir mon esprit. Et instinctivement, indépendemment de ma volonté, pour chasser Alice, il se maintenait fermé.

Je vous ai dit que nous ne pouvions voir les esprits qu'à travers une sorte de petite fenêtre dans notre esprit, que nous pouvions ouvrir ou fermer. C'est à partir de cette fenêtre que nous pouvons les appeler, qu'ils peuvent venir à nous. En tant que pur esprits, ils ne peuvent faire impression sur nos sens et donc être perçus de manière physique. Ils interviennent directement sur notre esprit, pour recréer leur image, leur voix. Voilà pourquoi l'on a souvent l'impression d'entendre leur voix dans sa tête. Considérés de ce point de vue, les esprits n'ont effectivement rien de réel, ils sont ce que l'on appelle au sens propre du terme une hallucination.

Je ne savais plus vers quoi j'essayai de crier. Une fois la fenêtre fermée, Raphaël pouvait très bien n'avoir jamais existé. Et Alice l'avait chassé. J'ignore comment elle l'avait fait, mais d'après ses menaces, elle avait l'intention de me faire payer l'infidélité dont elle se croyait la victime, et comme elle ne pouvait rien me faire, ella allait sans doute s'en prendre de nouveau à lui, l'empêcher de me contacter.

Je ne pouvais même pas savoir s'il allait bien.

Vous rendez-vous compte de l'absurdité de cette phrase?

Je ne le revis plus pendant plusieurs semaines. Je ne savais plus quoi faire. Aucune entité ne me contactait. Je ne voyais plus de furtives silhouettes au détour d'un couloir, je n'entendais plus les vagues murmures auxquels, avec le temps, je ne prêtait plus attention. Le silence m'assourdissait. Jamais je ne m'étais sentie aussi seule.

Je me surpris à imaginer des scénarios tous plus catastrophiques les uns que les autres. Je n'osai me représenter les moyens d'éliminer un être déjà mort. Peut-être Alice avait-elle monté un complot avec d'autres entités aussi pervertis qu'elle. Cassandro m'en avait averti. Raphaël m'en avait soignée. Alice m'en avait presque menacée. Et j'avais peur pour Raphaël. Mais que pouvait-il lui arriver? Un être déjà mort connaît-il encore la peur? Toutes ces pensées me faisaient douter de mon propre équilibre mental.

Je devais me reposer. Reposer mon esprit. Je devais oublier.

J'ai recommencé à vivre normalement. Dans le silence. J'ai repris contact avec le monde des vivants. J'allais faire les boutiques. J'ai appris à sortir le jour pour profiter du soleil. J'ai appris à sortir le soir pour retrouver des gens , vivants et ayant envie de vivre.

Et un jour, j'ai craqué. J'ai retrouvé par hasard au fond de mon sac la carte du cabinet de voyance de Diane. Je lui ai téléphoné. Je n'ai pas eu besoin de me présenter.

- Bonjour, Leïla, a dit une voix douce au bout du fil.

Alors j'ai éclaté en sanglots et je lui ai tout raconté. Alice, Raphaël, tout. Je voulais qu'elle me dise quoi faire. Je voulais qu'elle me ramène Raphaël. Je n'avais rien confié à personne. C'était la première fois que je prononçais le nom de Raphaël en présence d'un vivant. Lorsque tout fut sorti, plus ou moins intelligible, je me tus, tentais de calmer mes sanglots et attendis.

- Leïla, tes fantômes t'ont rattrappée. Tu sens toi-même que tu ne peux pas lutter. Si tu n'en as pas la force, tu ne peux que fuir. C'est ce que tu te refuses à faire. Raphaël n'a plus rien à perdre, ce n'est pas ton cas. Tu sais déjà ce que tu dois faire.

Avec le recul, je sais qu'elle avait raison. Mais je ne pouvais m'y résoudre. Alors j'attendais.

Avec le temps, j'appris à me calmer, à arrêter de penser à lui. Je m'habituai à ce silence et à cette solitude. Je ne me sentais plus observée en permanence. Je redécouvrais la tranquillité.

Mes rêves surtout ont changé. Lorsque Raphaël n'y vint plus, j'arrivais à peine à m'en souvenir. Quelques images insipides et futiles qui s'évaporaient à mon réveil. Je n'y prenais plus aucun goût. Le sommeil ne devenait plus qu'une fonction physiologique vitale sans intérêt.

Je retrouvai cependant un rythme de vie plus sain, plus stable. Raphaël me manquait, mais je me laissais vivre. Et au bout de quelques semaines, je réalisai pourquoi je prenais les choses avec tant de légèreté. J'étais persuadée que Raphaël referait surface un jour. J'étais stupide. Il était évident qu'il ne devait pas revenir.

Et Alice! Elle m'avait mentie et espionnée. Je me trouvais tellement idiote. Quand j'avais rencontré Alice, j'étais perdue, seule. Comme bien d'autres adolescents. Certains deviennent des voyous, d'autres se suicident. Ce sentiment de ne pas être comme les autres, jusqu'à vouloir désespérément attirer l'attention sur soi. On se soucie toujours de celui qui pleure, jamais de celui qui sourit. Moi, je pouvais voir des morts. Chacun sa drogue. On se dit toujours: je ne referai pas la même erreur. Mais qui sait? Aujourd'hui, je ne me pardonne toujours pas d'avoir fait confiance à Alice. J'aimerais être sure qu'aujourd'hui je ne referais pas la même erreur.

D'ailleurs, en y réfléchissant, qui irait faire confiance à une morte? Le pire, c'est que je n'ai même pas tiré de leçon de mon aventure avec Alice. Elle s'était enivrée de notre relation morbide.Est-ce dans la nature des esprits de tromper les vivants? Ceux qui ne font pas le mal sont-ils déjà trop loin pour nous atteindre? Ceux que je vois, sont-ce seulement ceux dont on ne veut pas là-haut?  Ceux qu'on appelle des démons dans les histoires pour enfant? Et si moi, j'ai comme faculté de parler aux démons, qu'est-ce que ça veut dire? Si tout est écrit, s'il y a vraiment quelqu'un là-haut, pourquoi m'a-t-on punie, moi, avec ce cadeau dont même Pandore n'aurait pas voulu?

Je passais constamment d'un état à l'autre. De cet état où je soulevais question sur question à un état quasi second où je me sentais oublier tout ce qui avait pu paraître mal. L'étrange devenait normal, et je ressentais comme quelque chose à surtout ne pas questionner sous peine de l'effacer.

Avec le temps, je n'essayais même plus de faire revenir Raphaël. Par un réflexe de protection, je cessai de me poser des questions. Comme si je savais que très vite, Raphaël serait sur le pas de ma porte, souriant, le coeur battant, les poumons pleins d'air.

Puis un jour, Alice décida de me faire payer mon infidélité. Elle commença à m'apparaître de manière décousue. Par-ci, par-là, je sentais sa présence. Elle n'attendais plus que je sois seule. Dans la rue, derrière moi. Au détour d'un rayon dans une boutique. Lorsque je parlais à quelqu'un, le froissement de ses jupons, le claquement de ses souliers vernis. Mais je ne la voyais jamais clairement. Une partie de mon esprit s'y refusait et elle en jouait. Au fil du temps, je ne parvenais plus à savoir si elle était là ou pas. Je ne pouvais plus croire mes propres sens. Je savais qu'elle essayait de jouer avec mes nerfs. Et elle y parevenait plutôt bien. Je ne dormais plus. Je la voyais partout, je l'entendais, il me semblait même sentir ses doigts me frôler. Et chacune de ses petites apparitions ne faisait que me rappeler l'absence de Raphaël. J'aurais tellement voulu qu'il me protège, qu'il me dise quoi faire face à elle!

Je pris ma décision. Il fallait que je me débarasse de tout ça. D'Alice. Mais avant, il fallait que j'avertisse Raphaël. Je préparai tout. Je rassemblai tout mon matériel, prête à jeter le dernier sort de mon existence. Je repérai la prochaine pleine lune. Alice saurait probablement ce que je faisais. Il me fallait être très prudente.

5 décembre 2006

III Quand l'issue se situe au commencement

Je ne parvenais pas à renoncer à Raphaël.Il continuait à venir, chaque soir. Chaque soir, je l’accueillais. Comment pouvais-je faire autrement ? Je ne voulais pas le perdre, je passais mes journées à l’attendre, à le chercher. La lumière du soleil me rendait mélancolique ; je finissais par la prendre en dégoût, je la rendais responsable de ma solitude. Je déployais des trésors d’imagination pour occuper mes journées. Je me levais le plus tard possible. J’avais systématiquement du retard, mais c’est là ce que je cherchais. Lorsque l’on est en retard, on a l’impression que le temps file, qu’on ne peut le retenir, et la fin de la journée arrive avant que l’on n’aie pu s’en rendre compte. Mais pour que tout fonctionne, il me fallait être en retard. Je cultivais le retard. Je décalai de quelques minutes toutes les horloges et les montres, je reprogrammai tous mes réveils. Je m’attardais le plus possible sur les moments plus agréables, le café à midi, le bain le soir (j’avais banni les douches : elles ne faisaient pas perdre assez de temps). Je surchargeais le reste de mes journées. Ménage, cuisine, course, le moindre prétexte était bon. Dès que j’étais fatiguée, après le dîner, je me glissais dans les draps et m’endormais.

Je me refusais à prendre des somnifères, que je considérais comme un poison. Cependant, mon régime ne fut pas facile à mettre en place. En effet, j’avais résolu de me fatiguer le plus possible, afin de dormir plus rapidement le soir. Mais ces journées épuisantes, passées à courir pour abattre le maximum de choses, avaient pour effet de me rendre nerveuse à un niveau insoutenable. La conséquence ne se fit pas attendre : je ne parvins pas à m’endormir. Cette déception ajoutée à la tension nerveuse accumulée me fit fondre en larmes. Puis je dormis par épisode, me réveillant toutes les demi-heures, et mes courts intervalles de sommeil étaient si chaotiques que mon esprit torturé ne permit aucune intrusion. Je passai cette nuit-là seule, en tête à tête avec mes cauchemars.

Raphaël ne se mit pas en colère. Il était assis sur mon lit lorsque je me réveillais. Il me demanda comment j’allais. Il semblait inquiet. Au bord des larmes, je lui expliquai qu’une mauvaise journée m’avait empêché de dormir. Je n’osais pas lui avouer les véritables raisons de mon état. J’avais honte d’avoir ainsi négligé ma santé. Il m’a conseillé de me détendre, de trouver quelque chose qui me calmerait. Il m’a dit que ce n’était pas grave, qu’il ne m’en voulait pas, qu’il serait là de toutes façons et que le plus important était que j’aille bien. Ces paroles me mirent mal à l’aise : j’aurai préféré ses reproches ; je me serais sentie moins coupable.

Je ne m’étais pas connectée à Internet depuis longtemps. Je n’en avais plus vraiment besoin, et avec Raphaël, le monde occulte m’avait apporté tout ce que je pouvais lui demander. J’avais aussi peur que Raphaël ne parte par là où il était venu. Je me suis donc approché de mon ordinateur avec une certaine circonspection. Le site était toujours là où je l’avais laissé. Une foule de souvenir m’envahit lorsque la page s’ouvrit. J’étais inscrite sur ce site et apparemment, certaines personnes s’en étaient souvenues. Le serveur m’indiqua une dizaine de message qui m’étaient adressés. La plupart des envois venait du même émetteur. Son nom s’inscrivit sous mes yeux, se réveilla comme un très vieux souvenir.

Cassandro. Je me rappelais mal. Que me voulait-il ? Ma main n’osait pas ouvrir son message, comme si elle sentait qu’elle allait se faire taper sur les doigts. Je m’attardais sur le message le plus récent, datant de quelques mois. Il était bref. Cassandro m’annonçait que si je ne répondais pas, il ne me contacterait plus. La plupart de ceux qui l’avaient précédés étaient des supplications pour avoir des nouvelles, tantôt inquiètes, tantôt conciliantes, tantôt exprimant la colère de celui qui n’a pas de réponse. Je parvins jusqu’à un message plus substantiel.

« Ma petite Leïla,

J’espère qu’il ne t’est rien arrivé de mal. Je comprends ta position. Je sais que tu ne peux te sortir de ton cercle si facilement. Tu as assez entendu mes mises en garde. Je veux juste te prévenir. Ne te laisse pas enfermer dans un monde surnaturel. Il y a des gens normaux, bien réel, autour de toi, dans un monde qui est aussi le tien. Protège-toi. Ils peuvent t’atteindre avec des moyens que tu ne contrôles pas. Je te joins un rituel qui te permettra de bannir les esprits qui te voudront du mal. J’espère que tu t’en serviras.

Fais attention à toi. »

Le rituel était bien là. Fort simple : un talisman.

J’hésitais. Je croyais au pouvoir de l’esprit, pas aux grigris. Pourtant, j’avais peur de ce talisman. Il y avait longtemps que je n’avais pas touché à mes instruments magiques, et mon autel devait prendre la poussière, quelque part dans un placard. Mais Cassandro avait peut-être raison. Je pataugeais dans un univers instable, où n’importe quelle âme pouvait m’aborder. Raphaël ne pourrait pas éternellement me protéger – en avait-il seulement le pouvoir ? Jamais je n’avais songé à me protéger par la magie, alors que c’était pas ce biais que j’étais entrée dans le monde des morts.

D’un autre côté, avais-je le droit de faire cela à Raphaël ? Le rituel n’allait-il pas le bannir ? J’aurais tant voulu lui en parler, je n’osais pas. Pourtant il savait bien que notre situation était impossible. Il aurait voulu lui aussi faire quelque chose. Mais nous ne pouvions rien faire, sinon continuer à m’exposer aux esprits par une ouverture du mien, seul moyen pour nous voir : si j’ouvrais les portes de mon inconscient à Raphaël, n’importe quel fantôme pourrait s’y engouffrer.

Presque malgré moi, mon doigt glissa sur la souris pour imprimer le rituel. Raphaël ne serait pas là avant une heure. Je devais me dépêcher.

En quelques minutes, tout était prêt. Très vite, la flamme des chandelles s'éleva, haute et claire. La fumée de l'encens se dissipait et emplissait la pièce de son parful capiteux. J'invoquai à voix haute toutes les entités nécessaires, puis je pris au creux de ma main l'objet qui allait devenir mon talisman. Une bague, simple, en argent. Un vieux cadeau de ma mère. Je la passai à mon doigt sans l'enfoncer entièrement, de manière à pouvoir la faire jouer. Je fermai les yexu et plongeai en méditation.

Aussitôt je reconnus cette sensation inégalable. Mon corps me semblait lourd, mes membres de plomb. Une étrange chaleur commença à fourmiller au creu de mes paumes, s'intensifiant au point que mes mains semblaient irradier. L'atmosphère autour de moi s'épaississait, pressait sur chaque centimètre carré de ma peau. Mon corps devint si lourd que je ne le sentais plus. Quant à mon esprit, je ne pouvais dire où il se trouvait. Malgré mes yeux fermés, je voyais la pièce autour de moi, mais comme à travers un filtre de bronze.  Je pouvais voir aussi loin que je le voulais, m'approcher du moinde objet. Mon esprit semblait dispersé dans l'air, s'étendre, se dilater loin, loin de son corps. J'étais partout à le fois.

Une petite voix s'éleva alors, très soudaine, très pointue. Je l'entendis deux fois, d'abord lointaine, et suivie d'un léger écho, puis très proche, claquant à mes oreilles, à peine une seconde plus tard. Le réflexe fut immédiat. Une immense terreur me saisit lorsque je me sentis rappelée, réaspirée vers mon corps, irrésistiblement attirée vers un centre que pourtant je savais être ma propre enveloppe charnelle, et ce, à une vitesse folle, et je vis défiler devant mes yeux immatériels le monde entier, des milliers d'étoiles, comme une chute horizontale vertigineuse. Et d'un coup brutal, je réintégrai mon corps, avec l'impression de me heurter à ses parois, d'y être jetée.

Je n'étais pas encore remise de l'étourdissement et de la douleur que je ressentais au milieu du front, que la voix résonnait encore une fois à mes oreilles, en prononçant mon prénom. J'ouvris les yeux et le flou se dissipa lentement. C'est alors que je reconnus Alice.

Mon Alice, avec sa petite jupe en velours noir, ses souliers vernis, ses boucles blondes. Les larmes montèrent à mes yeux. Je ne savais comment réagir à cette apparition. Ma peur avait laissé place à la colère.

- Est-ce que tu es folle? Tu sais que c'est très dangereux d'interrompre une méditation!

- Je suis désolée, murmura-t-elle.

L'expression sur son petit visage de porcelaine était insondable. Elle pouvait certes être désolée. Elle semblait plutôt crispée.

- Tu n'es pas contente de me voir? reprit-elle.

Je respirai, tentai de me calmer.

- Si, bien sûr.

La flamme de ma chandelle crépitait comme si j'y avais jeté du sable.

- Reste à l'écart, je vais fermer tout ça.

Lorsque j'eus fini d'éteindre l'encens et les chandelles selon les rites, je me tournai vers elle et lui sourit:

- Ca me fait plaisir de te voie.

Elle ne répondit pas. Elle m'observait.

- Tu as changé, finit-elle par dire.

- J'ai grandi. Tu es partie depuis plusieurs années.

- Tu es partie, répéta-t-elle en appuyant le premier mot.

- Comment?

- Je suis allée chez toi. J'ai vu tes soeurs, tes parents, mais ta chambre était vide. Je suis revenue plusieurs fois en attendant que tu reviennes, mais tu ne revenais pas. Alors j'ai voulu demander à ta famille où tu étais, mais ils ne me voyaient pas. Ils n'ont pas l'oeil, ils ne savent pas voir. Je n'ai pu me manifester qu'en déplaçant des objets dans ta chambre...

- Tu veux dire que tu es allée hanter ma maison?

- Je te cherchais. Je crois que j'ai fait très peur à ta soeur.

- Alice, tu ne peux pas faire des choses comme cela. Ma famille ne t'a rien fait.

- Ils te cachaient.

- Bien sûr que non, dis-je, en commençant à m'impatienter.

Je n'aimais pas l'idée qu'elle ait mis ma maison sens dessus dessous simplement pour savoir où j'étais. Ni celle d'être traquée par un fantôme.

- J'ai mis beaucoup de temps à te retrouver, continua-t-elle. Que fais-tu ici?

- J'habite ici, maintenant.

Elle se tut. Elle semblait blessée, en colère, de n'avoir pu me retrouver à l'endroit et en l'état où elle m'avait laissée. Je m'assis dans un fauteuil tout proche et réfléchis un instant. Soudain, quelque chose me sauta aux yeux.

- Que fais-tu ici? demandai-je.

- Je te cherchais.

- Mais tu ne m'avais pas dit que tu devais partir pour de bon?

Alice ne répondit pas tout de suite.

- Je ne suis pas vraiment partie.

- Pourquoi?

- Parce que je voulais voir. Tu es la seule amie que j'ai eue après ma mort. Je voulais voir comment tu prendrais mon départ.

- J'ai eu de la peine, bien sûr.

- En es-tu sûre?

Sa voix devint cassante. Ses sourcils se froncèrent, ses petits poings se serrèrent, sa bouche fit une moue de colère.

- Tu as contacté d'autres esprits.

Cette remarque me mit mal à l'aise. Je n'avais aucune honte à avouer mes activités de médium et surtout pas à ma première rencontre de l'au-delà. Mais son regard bleu, si sombre, pesait sur moi comme une terrible accusation, une menace, et je ne pouvais m'empêcher de superposer à cette image de petite poupée de porcelaine celle d'une mélange entre chien enragé et mari jaloux, qui me reprocherait d'être allée butiner à d'autres territoires.

- En général, répliquai-je , c'est eux qui m'ont contactée.

- Es-tu à ce point inconsciente?

- Pourquoi dis-tu cela?

- Ne sais-tu donc pas le danger qu'il y a à contacter toutes sortes d'entités.

- Alice, dis-je en me levant et en m'approchant de cette silhouette, je sais parfaitement le danger qu'il peut y avoir. J'ai été largement prévenue. Et s j'avais dû repousser tous les esprits qui m'ont contactée, je ne t'aurai même pas autorisée à rentrer dans ma chambre.

- Tu sais que je ne te veux aucun mal. Mais ce n'est pas le cas de tous! Certains esprits sont si aigris qu'ils ne trouvent pas le repos et peuvent même t'en vouloir d'être en vie!

Une pensée absurde s'imposa à mon esprit : "Et parfois comme je les envie!"

Je secouai la tête.

- Je sais tout ça. Je suis une grande fille, je sais prendre soin de moi. Je ne comprends pas ce que tu me reproches.

- Tu ne comprends pas. Tu te crois si forte! Si puissante avec ta magie! Tu es comme tous les êtres vivants, tu crois que rien ne peut t'arriver, que ton heure n'est pas encore venue...

Elle arpentait la pièce en trépignant dans ses souliers vernis.

- La mort, Leïla, personne ne peut l'appréhender, personne ne peut la juger correctement s'il ne l'a pas vécue. Les vivants nous sont tellement dérisoires! Ils sont éphémères, ils défilent sur la terre, sous nos yeux, ils sont orgueilleux et malgré tous leurs efforts, un jour, ils seront comme nous! Tout pareils! Es-tu à ce point orgueilleuse et stupide pour croire qu'un fantôme te contacte pas simple intétêt pour ta petite personne?

Elle fit un pas en arrière.

- Tu ne diras pas que je ne t'ai pas prévenue.

Le temps de cligner des yeux, elle avait disparu.

Abasourdie, je reculai, m'assis lentement dans mon fauteuil. Je l'appelai, une fois, deux fois. Sans réponse. Je levai les mains à la hauteur de mes yeux dans un geste d'incompréhension.

- Prévenue de quoi?

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5 décembre 2006

II Quand un troisième oeil ne suffit plus

Tous les soirs, Raphaël m'a rejoint dans mes rêves. C’était incroyable la différence qu’il y avait entre son comportement le jour et la nuit. Lorsque j’étais éveillée, il était distant. Mais la nuit, il semblait ne jamais se rassasier de moi. Au bout de quelques nuits, je réalisai l’horrible teneur de cette relation. Il était mort ! J’aimais un mort, je le touchais, je l’embrassais… Souvent j’y pensais la journée. J’imaginais ce que pouvais être sa vie, il m’en avait si peu parlé !

Et des images m’assaillaient. J’imaginais sa mort, son enterrement, les couronnes de fleurs, les pleurs, les voiles noirs. Je tentais, en vain, de repousser des visions de cercueil, de stèles. A quoi ressemblait son corps, son véritable corps physique, au moment où j’y pensais ? Etait-il déjà disparu, ou réduit à l’état de squelette méconnaissable ? Peut-être même était-il toujours un amas de chair en décomposition… Mon Raphaël, un cadavre putréfié ! J’en avais des nausées chaque fois que j’y pensais.

Pourtant, aussi répugnant, aussi inconcevable, aussi irréel que cela paraisse, je l’aimais. Il n’y avait que moi pour aimer un fantôme. Je n’ai jamais rien osé lui dire de mes doutes, même s’il est évident qu’il les partageait.

C’est par hasard que j’ai rencontré Diane. Enfin, c’est une façon de parler, car mon expérience de magicienne m’a appris à ne pas croire au hasard. J’étais dans un café, je sirotai je ne sais quelle boisson alcoolisée, seule à ma table. J’aimais me retrouver seule dans les endroits publics. Cela permettait de les observer, de les étudier, ces humains sans histoire. Je pouvais, rien qu’en prêtant l’oreille, apprendre la totalité de la vie de quelqu’un. Je ne connaissais pas ces gens, je ne les jugeais pas, je ne prenais pas parti. Je ne pouvais pas non plus répéter, puisque leur entourage et le mien ne se recoupaient pas.

Si j’ai remarqué Diane dans le bar surpeuplé, c’est peut-être parce qu’elle était exactement comme moi, seule à une petite table isolée, devant un café, prêtant attention, l’air de rien, à tout ce qui se passait autour d’elle. Je ne l’aurai probablement pas remarqué si je n’appliquais pas moi-même cette attitude. Mais peut-être étais-ce aussi parce qu’elle ne cessait de me regarder, lorsque je tournais la tête vers elle, de sorte que nos regards se croisaient constamment. Je dois avouer qu’elle fut moins timide que moi : au bout d’un quart d’heure de ce manège, elle se leva et vint s’asseoir à ma table.

Elle était plus âgée que moi, peut-être vingt-cinq ans, ou plus. Elle avait des cheveux châtain clair tirant sur le blond, une petite bouche, des pommettes hautes. Son nom était inscrit sur une gourmette en argent qu’elle portait au poignet droit.

- Vous êtes médium, murmura-t-elle.

J’eus un mouvement de recul.

- Je le vois dans vos yeux. Tenez.

Elle me tendit une petite carte bleu ciel, en papier glacé, sur laquelle était inscrits ses noms, adresse, téléphone, ainsi que son activité : voyante.

Je dois avouer que depuis que j’avais pris conscience de mes donc de médium, je ne m’étais pas vraiment préoccupé des autres médium. Ceux dont on voit les annonces dans les journaux. Diane m’a regardée dans les yeux et m’a dit de passer la voir le soir même. J’ai longtemps hésité, parce que le soir, je voyais Raphaël, et plus ma visite à Diane se prolongerait, moins je resterais avec lui. Je lui dis que j’allais y réfléchir.

J’ai décidé d’y aller, parce que l’expérience était tentante, et parce que j’avais plus ou moins besoin d’un avis extérieur, de parler à quelqu’un. Et puis, il y avait longtemps que je n’étais pas sortie le soir. J’avais vingt ans, et je trouvais un peu malsain et un peu dommage de rester enfermée chez soi tous les soirs. Je pourrais toujours dormir toute la journée, il me restait quelques semaines de vacances. Pour une fois, j’allais sortir. Je pris donc un bain, en soignant particulièrement mes cheveux : ma chevelure bien propre, bien lissée, c’était ce qui me donnait confiance en moi. Mes cheveux étaient tellement noirs qu’on y voyait des reflets bleutés. Je me suis ensuite maquillée. Ce rituel d’embellissement me fit du bien. D’abord parce que je ne l’avais pas fait depuis longtemps, ensuite parce qu’il s’agissait d’une reprise de contact avec la réalité particulièrement rassurante : Dieu merci, je ne suis pas encore totalement folle.

Je mis longtemps à choisir ma tenue. Une robe noire, sobre. Parfaite. Il y a une éternité que je ne l’ai pas mise. J’adorais porter cette robe quand je sortais, avec des bottes – oui, c’est ça, des bottes, à talons. Je vais les mettre ce soir. Cette tenue plaisait beaucoup quand je sortais, les autres filles de dix-huit ans étaient trop complexées pour montrer leurs jambes. Avec tout ceci, il me faut encore ma veste, celle en cuir, là, dans le placard…

J’étais en train de m’admirer une dernière fois dans la glace lorsque Raphaël est apparu derrière moi. Je lui sourit.

- Bonsoir.

- Bonsoir, dit-il un peu surpris. Tu sors ?

- Oui. J’ai rendez-vous.

-Ah, laissa-t-il échapper.

- Avec une amie, m’empressai-je de préciser. J’aurais aimé te prévenir mais les fantômes n’ont pas encore de téléphone portable.

Il sourit, d’un sourire un peu forcé. Je terminai mes préparatifs dans un cliquetis de bijoux et un nuage de parfum.

-Tu es belle, dit-il.

Je me sentis rougir. Jamais je n’avais supporté ce genre de compliment.

- Merci.

- Tu vas te coucher tard.

- J’espère que non. S’il le faut, je me lèverai plus tard.

- Leïla, il faudra bien que je parte à un moment, moi aussi.

- Ah oui ?

Jamais je n’avais envisagé cela. Pouvait-il avoir d’autres choses à faire ? D’autres gens à voir ? Où passait-il ses journées ?

- Nous en parlerons ce soir, dit-il d’une voix sèche et sans appel que je ne lui connaissais pas. Va t’amuser.

- D’accord.

-Passe une bonne soirée.

Je n’eus pas le temps d’ajouter quoi que ce soit, il avait déjà disparu. Un goût amer dans la bouche, je pris mon sac, ma veste et sortis.

Après m’être garée sur une place en centre-ville, je cherchai à pied l’appartement de Diane. Lorsque je le trouvai je pris une profonde inspiration et pressai la sonnette.

Diane aussi s’était mise sur son trente et un. Ses cheveux blonds ondulaient sur ses épaules.

- Entre, me dit-elle.

L’appartement était petit mais coquet. Diane me conduisit dans un salon où elle m’invita à m’asseoir dans un fauteuil de velours rouge.

- Tu es très jeune, remarqua-t-elle.

- J’ai vingt ans passé.

- Très jeune. Ce don doit être lourd à porter.

- Un peu.

- Comment s’appelle-t-il ?

- Quoi ? m’écriai-je. Qui ça ?

- Ce fantôme que tu fréquentes.

- Comment le savez-vous ?

- Je l’ai su en posant les yeux sur toi.

Elle était voyante. Ce don que je trouvais si naturel chez moi me dérangeait beaucoup chez les autres.

- Raphaël. Il s’appelle Raphaël.

Diane se cala contre le dossier de son fauteuil.

- Te voilà dans une situation inhabituelle.

- Difficile.

- Si j’étais toi, je stopperai immédiatement.

Elle s’avança pour scruter mon regard.

- Mais tu l’aimes.

Je passai une main sur mon front.

- Que dois-je faire ? Vous devinez les choses, vous voyez dans le futur, dites-moi ce que je dois faire.

Diane resta silencieuse, puis inspira profondément.

- Donne-moi ta main.

J’obéis. Elle prit ma paume entre ses doigts et l’observa avec attention. Parfois, elle la faisait légèrement tourner, comme pour la regarder sous un autre angle.

- C’est sans espoir, murmura-t-elle.

- Je le sais.

- Mais il y a quelque chose. Ta ligne de vie. C’est assez obscur.

Elle lâcha ma main.

- Il y a une issue, mais je ne peux pas t’en dire plus.

Nous restâmes silencieuses.

- Je ferais mieux de m’en aller, dis-je en me levant.

- Reviens quand tu veux.

La nuit était agréable. Je marchai longtemps dans les rues pour m’éclaircir l’esprit. Je ne regardais pas où j’allais. Je suivais mes pas sans vraiment m’en rendre compte. Je ne revins à la réalité qu’en sentant quelques gouttes de pluie. Il fallait rentrer.

Je courus jusqu’à la voiture, les talons de mes bottes claquant sur les trottoirs mouillés.

En arrivant chez moi, je restai un moment dans le noir. J’ôtai mes bottes et les abandonnai devant la porte d’entrée. Pieds nus, j’avançai dans l’appartement silencieux qui me semblait soudain affreusement étranger. Va ailleurs, me dis-je, sors. Vite. Mais je savais instinctivement que je ne me sentirais mieux nulle part. Dehors, la pluie tombait fort maintenant. Même les éléments refusaient que je fuie. Un réverbère, dehors, traçait un rai de lumière sur le sol, entre les volets mi-clos. Je contemplais cette lumière artificielle sans parvenir à fixer une pensée dans mon esprit. Raphaël n’était pas là pour m’attendre. L’appartement était vide. J’étais seule.

Aurais-je dû m’attendre à autre chose ? Je ne savais plus. J’aurais voulu qu’il soit là. Que je n’ai plus qu’à me déshabiller, me démaquiller, me débarrasser de tout mon costume de sortie, pour me glisser dans les draps près de lui. De telles pensées me paraissaient horribles. Des images de cadavre m’assaillirent à nouveau. Une irrépressible envie de l’appeler, de lui ordonner de venir, s’empara de la moindre de mes pensées, et pourtant je m’y refusais. Je savais le faire. Mais je ne voulais pas qu’il me voie dans cet état, désorientée. Je ne voulais pas qu’un quelconque lien psychique lui permette d’accéder à ces horribles pensées dont je ne pouvais plus me défaire. Je redoutais qu’un de mes rêves échappe à son contrôle ou au mien, et ne lui révèle ces impressions cauchemardesques, ce mélange entre mon amour, mon désir pour lui et la terreur, la répulsion que ce qu’il était commençait à m’inspirer.

 

 

4 décembre 2006

I Quand un rêve devient plus réel que la réalité

Le lendemain, Raphaël est revenu. Lorsque j'ai vu qu'il commençait à se détendre en ma compagnie, j'ai décidé de faire de même. Il me demanda de lui raconter encore des histoires sur moi, comme la veille. Je lui confiai toute sorte de secrets: mes peurs, mes doutes, mes regrets vis-à-vis de ma famille et de ma sœur, mes ambitions quant à l'avenir. Il écoutait dans un silence presque religieux, buvant la moindre de mes paroles.
- Parle encore, dit-il alors qu'il trouvait un de mes silences trop long. J'aime le son de ta voix. Parle encore.
- Que veux-tu que je te raconte? Je t'ai déjà tout dit.
- Tu ne m'as pas parlé de tes amours.

Là, il abordait un sujet épineux. Renfermée de nature, j’avais eu peu de petits amis et pas plus d’un ou deux amants. Je n’arrivais pas à m’attacher. Je passais déjà trop de temps dans mon cercle magique pour m’attarder à ces futilités de la vie. J’étais déjà complètement déconnectée de la réalité. Je baissai la tête et fixai le bout de mes sandales. Le lit sur lequel j’étais assise grinça sous mon poids. Raphaël était assis sur le lit à côté de moi. Du moins, il en donnait l’illusion. Je savais pertinemment qu’il n’exerçait aucune force sur le matelas.

- Pardon, murmura-t-il, c’est une question indiscrète et…

- Je crois que je fais fuir les hommes, coupai-je.

Il écarquilla ses yeux verts.

- Je ne vois aucune raison.

- Ah oui ?

- Eh bien… tu es intelligente, gentille et douce, drôle, pleine de grâce et de charme, belle comme tout,… Je ne vois pas ce qui pourrait clocher.

Cette pluie de compliments fit tourner mes joues à l’écarlate.

- Quelque part, tu me rassures, dis-je. Mais avoue que passer mon temps à parler à des morts que je suis seule à voir peut jeter de sérieux doutes sur ma santé mentale…

Je regrettai aussitôt ces paroles. A force de se conduire en vivant, il m’avait fait oublier qu’il était mort.

- Je comprends, murmura-t-il. Si tu veux que je parte…

- Non ! Non, reste. Je n’aurais pas dû dire ça.

- Mais tu as raison. Tu es vivante, tu devrais vivre. Sortir, voir du monde, faire les choses que tu as envie de faire. Profiter de la vie pendant que tu le peux encore. Je sais de quoi je parle.

Encore cette tristesse ! Mais qu’avait-il donc ?

- Bonne nuit, Leïla.

- Attends, ne pars pas.

- Il est tard. Je reviendrai demain.

- Et les autres soirs ? demandai-je avec une nuance d’espoir dans la voix.

- Les autres soirs aussi. Tu as encore beaucoup de choses à me raconter.

Il disparut. Ma chambre me parut soudain horriblement vide. Je me couchai avec quelques regrets et une sensation de manque que je ne parvenais pas à identifier.

Effectivement, il est revenu tous les soirs. Chaque soir, je me préparais longuement à sa venue : je vérifiai longuement ma tenue, ma coiffure, je voulais être certaine qu’aucun détail ne soit laissé au hasard. J’allumais des bougies, je faisais brûler de l’encens pour créer cette ambiance mystique dans laquelle je me sentais si bien. Je crois bien que ça lui faisait plaisir. Ca peut paraître difficile à comprendre, même pour moi. Mais depuis, j’ai eu le temps de réfléchir à la conduite de Raphaël, et je me suis fait ma théorie.

Lorsque je me préparais à sa venue, je ne négligeais rien. Ma chambre impeccable, les rideaux tirés, la décoration, le parfum. Le parfum, surtout. Vous allez comprendre. J’agissais comme s’il était un invité de marque, comme une adolescente à son premier rendez-vous. Il me fallait flatter ses sens, son ego, toute sa personne pour le convaincre de rester le plus longtemps possible. Je l’accueillais exactement comme j’aurais accueilli un être de chair et de sang comme moi. C’est là qu’intervient le parfum. L’encens brûlait toute la soirée et je n’hésitais pas à me parfumer d’une fragrance différente chaque soir. Raphaël avait perdu le sens physique de l’odorat. Mais là où d’autres de sa condition auraient pu se sentir offusqués ou même insultés, il semblait considérer cela comme une valorisation puisque je tentais de lui rappeler, sinon de lui procurer, les plaisirs de la vie. Il passait souvent de longues minutes à regarder le bâtonnet d’encens se consumer, et je me débrouillais toujours pour laisser le flacon de mon parfum en évidence quelque part, là où j’étais sure qu’il finirait pas le voir. Je pense qu’il essayait, en regardant le bâton ou le flacon, de se remémorer ou d’imaginer les senteurs qu’il avait probablement connues de son vivant.

Etre ainsi traité comme un vivant était quelque chose qui plaisait énormément à Raphaël. Je crois que c’est une des raisons qui l’ont poussé à vouloir toujours en savoir plus sur moi. Quant à moi, j’étais sous le charme. Ses yeux verts tristes et insistants me convainquaient de me dévoiler toujours un peu plus. Je n’exigeais rien en retour, je me confiais en toute impudeur et à vrai dire, cela me faisait du bien. Nous y trouvions chacun notre compte.

Toujours est-il qu’au bout de quelques semaines de ce régime, Raphaël savait tout de moi. Ma vie jusque dans ses moindres détails, mes secrets les plus honteux, mes folies de jeunesse, mes terreurs les plus noires, mes rêves les plus grandioses. Je lui ai même révélé, un soir où la conversation était légère comme autour d’une bouteille de champagne, mes fantasmes les plus fous. Autant dire qu’il me connaissait mieux que moi-même.

Lui, par contre, parlait peu de lui. Je ne lui demandais jamais de le faire, mais il semblait très réservé sur sa vie. Sa vie avant sa mort. On aurait dit que quelque chose de très douloureux l’empêchait de revenir sur cette période. Je devinais que c’était également la raison de cette éternelle tristesse. J’aurai voulu qu’il me raconte, qu’il se confie lui aussi, qu’il en tire ce soulagement que j’en avais retiré.

Au bout d’une dizaine de visites consécutives, je décidai, après son départ, de le questionner sur sa vie la prochaine fois que je le verrais. Mais j’eus peu de temps pour réfléchir à mes questions : il était déjà près de trois heures du matin et je tombais de sommeil. J’enfilai un pyjama en satin et, à peine couchée, je m’endormis comme un bébé.

C’est d’abord la lumière qui m’a surprise. Le soleil brillait, il faisait bon. Pas une de ces canicules de juillet, non. Un doux soleil de mai, suffisant pour reléguer au placard les cols roulés. Cette pensée me fit baisser les yeux sur ma tenue. Un débardeur et une longue jupe vaporeuse. Blanche. C’est là que j’ai compris que j’étais en train de rêver. Je n’ai jamais eu de jupe blanche. Je m’étais endormie et je rêvais. Mais ce rêve était différent. Il était d’abord particulièrement précis. Je distinguais les brins d’herbe, la légère brise, les nuages dispersés. Mais surtout, ce rêve était différent car il ne s’y passait rien. J’étais là, assise sous cet arbre à l’ombre rafraîchissante, lissant distraitement du bout des doigts les plis de ma jupe blanche, et j’attendais. Dans les rêves classiques, il y a un événement, une action si je puis dire. Une succession d’images qui donne l’impression d’évoluer. Et généralement, nous subissons cette histoire onirique. Il est rare que nous ayons la possibilité de choisir le thème d’un rêve, les répliques que l’on voudrait se voir prononcer.

Dans ce rêve-ci, j’avais la sensation d’être maîtresse de la situation. Si je décidais de bouger la main, je pouvais le faire. Mon rêve m’obéissait. Je me levai, juste pour vérifier que je contrôlais chaque geste. C’était incroyable.

Je regardai autour de moi. Qu’allais-je bien pouvoir faire ? La réponse ne se fit pas attendre. Je vis une silhouette vêtue de vêtements clairs. Je dus attendre qu’il soit assez près pour reconnaître Raphaël.

- Bonsoir ! lui lançai-je, ravie.

- Bonjour, répondit-il. Re-bonjour, plus exactement. Pourquoi bonsoir ? Regarde le soleil, il est près de midi.

-Non, il est quatre heures du matin, et je suis endormie dans mon lit.

Il eut un petit rire et baissa la tête. J’eus la désagréable sensation qu’il se plaisait à savoir quelque chose que j’ignorais.

- Sais-tu où tu es, Leïla ?

Je jetai un regard aux alentours. De verts pâturages à perte de vue. C’était magnifique.

- Pas du tout.

- C’est l’Est des Etats-Unis. Il y a près de dix heures de décalage. S’il est quatre heures du matin chez toi, il est environ midi ici.

- Tu es venu ici ? De ton vivant, je veux dire.

- Non, jamais. Mais on m’en a tant parlé que j’ai toujours eu envie d’y venir.

Je laissai mon regard courir sur les collines.

- Raphaël…

- Oui ?

- Si je ne suis jamais venue ici, comment puis-je vois cet endroit en rêve ?

- Mais simplement parce que tu y es.

Je le regardai comme s’il était fou.

- Mais je suis dans mon lit en train de dormir.

- Ton corps s’est endormi. Tu n’as jamais essayé de travailler tes rêves ?

Je secouai la tête. Il écarta les mains, comme s’il ne savait pas par où commencer.

- Lorsque tu dors, ton esprit a la possibilité de vivre des expériences qui échappent à ta conscience et à son contrôle.

- Tu veux dire rêver ?

- Les rêves ne sont ni plus ni moins que des voyages astraux dont on n’a pas conscience. Ils sont prudents : l’esprit ne gagne généralement que des lieux connus. Et il les modifie par son imagination.

- Tu veux dire que quand je rêve, je quitte mon corps ?

- Veux-tu aller ailleurs ? Je te suis.

- Comment dois-je m’y prendre?

- Concentre-toi. Comme pendant un rituel, le reste viendra instinctivement.

Je fermai les yeux. Aussitôt je me sentis emportée par une bourrasque de vent qui aurait pu m’enlever du sol. Les sensations étaient diverses et contradictoire, entre l’envol et la chute. Je me retenais pour ne pas hurler. Lorsque le tourbillon se calma, j’ouvris les yeux. Une plage.

Du sable blanc sur des kilomètres, la mer bleu foncé, quasiment noire, et pourtant si transparente. Les étoiles si nombreuses, si brillantes. Et la pleine lune, se reflétant sur le miroir de la mer en une longue traînée de lumière.

- Où sommes-nous ? chuchota Raphaël.

- Au Sud de la Corse.

- C’est magnifique. Tu viens souvent ici ?

- J’y suis venue il y a quelques années. J’ai toujours voulu y revenir.

Il resta un long moment silencieux. Puis il dit doucement :

- Je ne t’ai pas tout dit à propos des rêves. Ils sont légèrement différents des voyages astraux classiques.

- Ah oui ? Et en quoi ?

Pour toute réponse, il me prit la main.

 

Le geste en lui-même me surprit, car je ne m’y attendais absolument pas. Il l’avais probablement fait dans un élan d’affection, comme toutes les fois où il avait essayé de me toucher et où sa main m’avait traversée sans le moindre contact. C’est alors que je réalisai : il m’avait touchée. Il serrait doucement ma main, je sentais la chaleur de sa paume contre la mienne. Il était tangible, aussi solide que s’il avait été vivant.

Je levai un peu ma main pour regarder nos doigts entrelacés. Je sentais leur pressions, presque douloureuse. Je ne pouvais plus articuler un mot.

- Tu… bégayai-je.

- C’est l’avantage du rêve. Nous sommes exactement sur le même plan.

- Nous pouvons nous toucher, répétai-je comme si je ne pouvais rien dire d’autre.

- Oui, dit-il en riant, c’est ce que je me tue à t’expliquer.

- C’est super ! m’écriai-je en lui sautant au cou.

Imaginez seulement la joie que j’ai ressentie en sentant ses cheveux contre ma joue, ses bras se refermer sur moi, tout, tout, il était complètement réel, complètement là, complètement à ma portée. Je ne pouvais m’empêcher de serrer mes bras autour de son cou, de toucher son visage pour m’assurer que je le sentais toujours sous mes doigts. Il riait de mon enthousiasme.

- Arrête, tu vas finir par me casser quelque chose.

- Pardon, c’est juste que c’est… tellement incroyable.

J’ai honte de l’avouer, mais à cet instant, j’aurais voulu ne jamais me réveiller. Car malgré ses réprimandes, l’attitude de Raphaël n’était pas très différente de la mienne : tantôt étreignant ma main, tantôt caressant mes cheveux, il se régalait de mon contact. J’ai perdu toute notion de réalité lorsque, presque trop brusquement, il m’attira à lui pour m’embrasser.

Oui, il m’a embrassée. Et ce baiser n’aurait pas été plus réel s’il m’avait été donné éveillée. Au contraire, il agissait sur mes sens de l’intérieur, depuis mon esprit, comme si le message nerveux partait directement du cerveau jusqu’au bout des lèvres. Je répondais à ce baiser car j’étais lucide : j’en avais envie depuis qu’il m’avait soignée, quelques semaines auparavant. J’étais folle, complètement folle. Mais je m’en fichais.

Nous avons passé la nuit à regarder les étoiles. C’était merveilleux, tout simplement. Sentir Raphaël contre moi, sa main sur mon épaule, son souffle contre mon oreille, je savourais chaque détails. Lui, pourtant, semblait préoccupé.

- Qu’est-ce qui ne va pas ? demandai-je.

- C’est une bêtise.

- Je sais. On peut en reparler plus tard ?

Il m’embrassa. Il avait raison. C’était de la pure folie. Mais lui, au moins, il en avait conscience. Moi, non. Il était inutile de me demander de la retenue dès lors qu’il était possible de se voir, de se toucher et d’être ensemble. Plus aucune objection ne tenait la route. Ce ne fut que lorsque je vis le soleil de l’aube poindre et s’élever au-dessus de la mer que je compris : il allait bien falloir que je me réveille un jour.

Lorsque le réveil sonna, je mis du temps à le reconnaître. Le bruit semblait venir de partout et de nulle part.

- Il est temps de partir, dit Raphaël.

- Non, pas déjà.

- Tu dors tous les soirs, Leïla.

Il m’embrassa une dernière fois, longtemps.

J’ouvris les yeux. Mon lit, ma chambre. Et ce réveil, qui n’arrêtait pas de sonner ! Je l’éteignis d’un petit coup de poing, puis tentai de me rendormir, d’aller le rejoindre. Allez donc vous rendormir quand vous n’avez pas sommeil ! Horriblement frustrée, je me débarrassai de mes draps d’un coup de pied, certaine que tout le café du monde n’arrangerait pas mon humeur.

4 décembre 2006

Deuxième partie

DEUXIEME PARTIE

8 septembre 2006

VI Raphaël

En ce qui me concernait, j'avais retenu la leçon de Melinda. Je ne tenais pas à être à nouveau dans une situation que je ne pouvais maîtriser. Mais ça ne dépendait plus de moi. Mon altercation avec Stanislas avait apparemment fait du bruit. J'étais revenue à une magie beaucoup plus douce et passive, par prudence. Mais ils ne l'entendaient pas de cette oreille.
Je ne me rappelle plus tous les détails. Ils ont débarqué dans ma chambre un mardi soir. Je me le rappelle, parce que c'était le lendemain de mon vingtième anniversaire. On était en plein mois de juillet et je passais mes vacances chez mes parents avant de rejoindre mon appartement en ville, en septembre. J'étais allongée sur mon lit, la tête dans les nuages. Quand j'ai tourné la tête, je les ai vu. Ils étaient peut-être quatre ou cinq. Je ne sais pas s'ils m'ont frappée. Comme les esprits agissent sur le plan astral, j'ignore ce qu'ils ont fait, comment ils sy sont pris. Toujours est-il que lorsqu'ils sont partis j'ai ressenti un atroce mal de tête, comme si mon cerveau avait été passé à tabac. De petite gouttes de sang tombaient de mes narines et de mes oreilles. La douleur était insoutenable. J'étais sur le point de perdre conscience lorsque quelqu'un d'autre est arrivé.
Je ne l'ai pas vu car ma vue était brouillée et mon troisième oeil endolori. J'ai simplement entendu sa voix. Grave et chaleureuse. C'était un homme, et il disait:
- Quelle bande d'imbéciles.
Je poussai un petit cri.
- N'aie pas peur. Je viens t'aider. Reste tranquille. Si tu bouges, la douleur sera pire encore.
- Qui êtes-vous? parvins-je à articuler.
- Un ami.
- Que s'est-il passé?
- Ils ont voulu t'ôter tes dons de medium. Ils n'y sont pas arrivés, heureusement.
La douleur commença enfin à s'estomper. Ma vue s'éclaircit peu à peu.
- Essaye de quitter ton corps, conseilla mon visiteur.
Dans un effort de concentration surhumain, je parvins à me lever en laissant derrière moi mon enveloppe charnelle. Le conseil était judicieux: avec mon corps, j'avais laissé toute la douleur. Les entités m'avaient une fois de plus prouvé leur supériorité: elles m'avaient atteinte physiquement.
Je regardai mon mystérieux assistant. C'était effectivement un homme, jeune, vingt-cinq ans tout au plus. Il portait une chemise blanche. Ses cheveux mi-longs et ses yeux verts achevaient de faire de lui un personnage très romantique, artistiquement parlant. On voyait cependant que sa mort était récente, par l'expression perdue de son regard et le désordre apparent de sa personne.
- Ca va mieux? demanda-t-il.
- Je n'ai plus mal. Qui êtes-vous?
Il soupira.
- Raphaël.
Il semlait incroyablement triste. Il fixait mon corps physique allongé sur le lit.
- Merci Raphaël.
Il me regarda, visiblement surpris.
- Mais de quoi?
- D'être là. Vous n'étiez pas obligé. Sans vous, je n'aurais jamais songé à quitter mon corps.
- Surprenant. A ta place, c'est la première chose que j'aurais fait.
Honteuse, je baissai les yeux.
- Je ne suis pas encore une sorcière très douée.
- Je ne suis pas d'accord. Tu es douée, c'est indéniable. Tu manques d'expérience, c'est tout.
Un fantôme sympathique! Mes trois dernières rencontres m'avaient laissée sans espoir d'en retrouver un jour.
- Au fait, toi qui voulais tant savoir mon nom, tu pourrais peut-être me donner le tien.
Il avait dit ces mots d'une voix très douce, pleine de tact. Je réalisai que je ne m'étais même pas présentée. J'avais tellement l'habitude que mes visiteurs me connaissent que je ne leur donnais jamais mon nom.
- Leïla. Je m'appelle Leïla.
- C'est un joli prénom.
Raphaël essayait de me mettre en confiance. C'était vraiment délicat de sa part.
 Il reporta son attention sur mon enveloppe charnelle.
- Tu es dans un sale état.
- Que puis-je y faire?

- Toi, je ne sais pas. Je peux tenter quelque chose. Tu m'y autorises?
Même les vivants que je connaissais n'étaient pas si respectueux! Cela dit, j'hésitais. J'ignorais quel effet il pouvait avoir sur mon corps physique. Le dernier exemple était peu rassurant.
- Que comptez-vous faire?
- S'ils ont pu t'infliger ces blessures en tant qu'esprit, je peux essayer de les guérir de la même façon.
- Logique. Allez-y.
- Je vais faire attention, dit-il avec un bref sourire.
Il tendit sa main immatérielle au-dessus du front du corps inerte sur le lit, sans le toucher (comment l'aurait-il pu?) Je ne vis absolument rien mais au bout de quelques minutes, mes oreilles cessèrent de saigner. Raphaël retira sa main.
- Ca ira mieux ainsi, dit-il.
- Merci. Merci infiniment.
- Ne me remercie pas, c'est normal.
Il se leva et poussa un long soupir.
- Je vais te laisser maintenant.
- Déjà?
Le mot m'avait échappé. Je n'avais pas envie qu'il parte. Il m'avait accordé de l'attention lorsque j'en avais besoin, et surtout, j'avais peur de rester seule, peur que mes agresseurs reviennent. Sa présence était rassurante. Il semblait en être le premier surpris.
- Vous ne voulez pas rester un peu? demandai-je timidement.
Il ne savait pas quoi répondre.
- Je ne peux pas rester.
- Ah.
Il vit que j'étais déçue et chercha quelque chose à ajouter.
- Je reviendrai si tu veux. Demain soir. Ca te va?
Je hochai la tête, peu convaincue. J'avais le temps d'être attaquée vingt fois avant le lendemain.
- Ils ne reviendront pas, déclara Raphaël.
- Sûr?
- Certain. Au revoir.
Il disparut en un clignement de paupières. Je réintégrai mon corps. Aucune douleur. Au contraire, une douce sensation de chaleur, une torpeur agréable. Il était tard. Le temps de passer à la salle de bain et je sombrai dans un profond sommeil.
La journée du lendemain fut une interminable attente. J'étais anxieuse à l'idée de revoir Raphaël. Ce n'était pas un esprit comme les autres, et généralement les esprits pas comme les autres ne m'apportaient que des problèmes. Il m'avait apporté son aide mais elle n'était certainement pas gratuite.
Après le dîner, je m'enfermais dans ma chambre et m'installai devant l'ordinateur pour tuer l'ennui. Je commençai une partie de solitaire. Je jouai pendant dix bonnes minutes. Le jeu semblait bel et bien bloqué lorsqu'une voix souffla à mon oreille.
- La dame de coeur sur le roi de coeur.
Je crus avoir une crise cardiaque. Je me retournai vivement. Raphaël était là.
- Je t'ai fait peur? Je suis désolé.
Il semblait inquiet.
- Ca va, répondis-je. J'ai été surprise, c'est tout.
Il esquissa un sourire et ajouta:
- Bon, tu la joues cette dame de coeur? Je le ferai bien à ta place, mais...
Il leva les mains en signe d'impuissance avec un sourire désolé. Je jouai la dame de coeur. Le jeu était fini. J'avais gagné. Je regardai Raphaël avec un sourire surpris. Puis je fermai le jeu.
- Bonsoir, dis-je.
Raphaël retint un petit rire. C'était l'effet que j'attendais. Il ne devait pas rire très souvent.
- Je peux vous poser une question? demandai-je.
- Bien sûr.
- Pourquoi êtes-vous venu hier?
- Parce que...
Il hésita.
- J'ai été vivant, moi aussi, tu sais.
- Nostalgique?
- Oui.
Il leva vers moi son regard vert et triste.
- Tu es allé trop loin avec Stanislas, Leïla.
- Je le sais. Mais Melinda...
- Melinda a eu raison de venir. Son intervention était largement suffisante. Tes agresseurs n'avaient aucune raison d'insister.
- Donc vous êtes venus juste parce que vous trouviez ça... injuste?
- Oui et non.
Il marqua une pause.

- Je suis venu parce que je savais que tu étais médium et ...
- Ca va, coupai-je.
Je me détournai, vexée. Je croyais qu'il était venu pour m'aider, mais c'était par intérêt. Comme les autres.
Raphaël eut alors un geste très surprenant. Il lança ses mains vers moi, comme s'il voulait saisir les miennes. Bien sûr, il me traversa sans que je ne l'ai senti, même si j'eus un mouvement de recul, surprise par la vivacité du geste. Raphaël laissa sa main posée à travers la mienne, en la contemplant. Cette attitude était très étrange de la part d'un esprit.
- Qu'y a-t-il? murmurai-je.
- Je suis venu parce que tu me rappelles la vie. Tu es mon lien avec la vie.
- Mais tu regrettes la vie à ce point?
Il poussa un long soupir et me regarda. J'étais passé au tutoiement sans même m'en rendre compte. Il ne l'avait pas relevé.
- Quand es-tu..?
Le mot "mort" me paraissait trop sale pour quelqu'un comme lui.
- Il y a un mois.
- Ca fait peu. Je suis désolée.
- Ne t'en fait pas, dit-il avec un sourire pâle.
- Si je peux faire quelque chose...
- Oui.
Il fit un pas vers moi.
- Parle-moi de toi. Comme si j'étais toujours là.
Encore une réaction bien étrange. Les esprits préfèrent généralement faire leur deuil et gérer leur nouvelle vie, comme Stanislas. Raphaël semblait se raccrocher à la vie de toutes ses forces. Quête vaine et épuisante. Je lui parlai donc. Je lui racontai ma journée, mes activités, ma famille. Je lui parlai de Gabrielle, qui avait dix-huit and et venait d'obtenir son baccalauréat. Des détails. Comme si je lui ouvrais un album photo. Parfois il souriait. J'avais l'impression qu'il cherchait à tout assimiler, à vivre à ma suite cette vie que je lui racontais. Mais lorsqu'un baillement m'interrompit au milieu d'une phrase, il s'excusa.
- Je sais qu'il est tard, mais j'oublie parfois que je ne ressens pas la fatigue.
- C'est ça, les passionnés, dis-je d'une voix rendue faible à force de parler.
- Passionné, répéta-t-il. Il est temps de se coucher, Leïla.
- Oui, papa.
A ma grande joie, il sourit. Assise sur mon lit, je le regardai s'éloigner un peu, en marchant. C'étais une démarche très vivante. Il conservait toutes les habitudes, toutes les passions d'un homme en vie, et si j'en crois le regard qu'il m'a lancé avant de disparaître, je pense que s'il avait été vivant à ce moment-là, il m'aurait embrassée.

8 septembre 2006

V Melinda

Quand elle m'est apparue la première fois, j'ai cru voir un ange. Ses cheveux blonds tombaient en délicates boucles dorées sur ses épaules. Ses yeux étaient vert d'eau, très doux. Sa taille était enserrée dans un corset noir, et une longue jupe de toile marron descendait jusqu'à ses chevilles, sur ses bottines noires à lacets. Mais cet ange semblait sortir tout droit des feux de l'enfer. Sa chemise blanche à manche bouffantes, et sa jupe étaient maculées de traces de suie et ses cheveux seraient probablement tombés jusqu'à ses reins s'ils n'avaient pas été dévorés par les flammes.

Elle me surprit en plein rituel. J'étais agenouillée sur le sol de ma chambre, une chandelle entre les mains. Elle était debout devant moi, me dominant de toute sa hauteur.
- Que fais-tu? dit-elle d'une voix chaude mais autoritaire.
- Je.. J'appelais des esprits.
- Eh bien, je suis là, petite.
- Ce n'est pas vous que j'attendais, murmurai-je.
- Et qui attendais-tu? Elle, peut-être...
Elle leva doucement la main droite. Un second fantôme apparut. A côté de l'ange, il ressemblait à un démon, une bête. Ses cheveux étaient hirsutes, emmêlés, comme une fourrure animale. Ses lèvres se retroussaient en une

moue boudeuse sur ses dents jaunâtres. Ses yeux n'étaient que deux fentes sur son visage. Ses mains, tendues vers l'avant comme deux serres prêtes à déchiqueter la chaire. Je tressaillis. Elle allait me sauter dessus!
- Non! criai-je.
L'ange blond baissa la main, et la bête disparut.
- Tu n'es pas la seule à savoir appeler les esprits, Leïla, et ce n'est pas un simple bûcher qui m'ôtera ce pouvoir.
Bûcher? Brûlée vive!
- Je m'appelle Melinda, et maintenant tu vas m'écouter.
Elle leva l'autre main. Les bougies autour de moi s'éteignirent, une à une. Elle avait fermé mon cercle.
- Comment as-tu fait ça? demandai-je.
Elle laissa échapper un petit rire.
- Je t'en prie! Tu crois être la seule sorcière de l'histoire? Réveille-toi un peu, ma petite, j'y suis passée avant toi, et ce n'est pas la mort qui m'empêche de continuer.
Sa puissance, malgré la mort, était presque palpable. Je me levai, pour lui faire face.
- Quelle petite arrogante! murmura Melinda. Tu n'es qu'une débutante. Je suis tentée de te laisser à ton sort mais tu pourrais faire bien plus de mal autour de toi qu'à toi-même, et ce serait injuste.
- Qui es-tu pour décider de ce qui est juste? lançai-je.
Je me surpris moi-même de la méchanceté de mon ton.
- Et qui es-tu pour provoquer de tels risques?
Cette réplique était si frappante de vérité que j'en devins écarlate. Elle sourit.
- Ne prends pas cet air honteux. Je ne suis pas là pour t'humilier, simplement pour te remettre à sa place. En tant que sorcière et esprit, je suis plutôt concernée...
Elle tendit la main.
- Asseyons-nous.
Nous nous agenouillâmes face à face. Elle me fixait. Ses yeux étaient insistants, presque gênants. Je détournai la tête.
- N'aie pas peurmurmura-t-elle. Je vais t'apprendre quelque chose.
Je fus surprise de cette phrase.
- Est-ce ainsi que tu souhaites me remettre à ma place?
- Je n'ai pas dit que ce serait quelque chose de bien.
Une lumière attira mon attention. Je la cherchai des yeux. Elle venait de partout. Peu à peu, le décor s'estompa, ma chambre autour de moi disparut lentement. Seules les bougies restèrent visibles. Puis tout redevint normal. Melinda se leva et s'éloigna de quelques pas.
- Debout! dit-elle.
J'obéis.
- Approche, dit-elle avec un sourire.
J'eus la sensation de flotter. J'avançai comme dans de la fumée.
- Regarde derrière toi.
Je me retournai et lâchai un petit cri.
Au centre du cercle de bougies, je vis une silhouette agenouillée, mains sur les cuisses, le regard fixe devant elle, à moitié masqué par ses longs cheveux noirs. Moi.
- C'est ton corps physique, souffla Melinda. Tu es un esprit, maintenant. Tu n'es pas plus tangible, pas plus matérielle que moi. Vérifie si tu veux.
Je tendis la main vers la porte du placard. Je la retirai, puis tendis à nouveau. Lorsque mes doigts atteignirent le panneau, ils le traversèrent. J'avais déjà vu cela chez les entités, mais de me voir moi-même privée de mon sens du toucher était particulièrement déconcertant. Je ramenai vivement ma main.
- Impressionnant, n'est-ce pas? murmura Melinda. Voici les pouvoirs que j'ai: contrôler ton propre don. Je ne suis pas la seule. Tu n'es pas toute-puissante. Tu n'as aucun droit sur nous. Nous garderons la supériorité sur toi. C'est nous qui te contactons, qui décidons de te répondre. C'est une d'entre nous qui t'a trouvée. Souviens-t'en et tu t'évitera bien des ennuis. L'humilité est une vertu que tu ferais bien de cultiver.
Elle se retourna et disparut. Bien plus lentement que les autres. Peut-être parce que j'étais sur le plan astral, beaucoup plus proche d'elle. Je me retrouvais seule.
Seule avec la silhouette aux longs cheveux noirs agenouillée au centre de son cercle de bougies. Je réalisai alors l'ampleur de pouvoir de Melinda. Non seulement elle m'avait montré qu'elle pouvait me contrôler, mais elle me révélait que seule, je ne me contrôlais même plus. J'étais seule face à mon corps physique sans savoir comment le rejoindre. Je tendais les mains vers ce moi sans parvenir à l'atteindre. Mas doigts passaient au travers.
Il me fallut bien un quart d'heure pour comprendre que tout mouvement astral se faisait par le biais de l'esprit. J'y parvins en me concentrant sur cette seule pensée. Après avoir palpé avec soulagement mes bras et mes jambes, je rangeai mes bougies, un peu chamboulée.

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