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A ta mémoire
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5 décembre 2006

III Quand l'issue se situe au commencement

Je ne parvenais pas à renoncer à Raphaël.Il continuait à venir, chaque soir. Chaque soir, je l’accueillais. Comment pouvais-je faire autrement ? Je ne voulais pas le perdre, je passais mes journées à l’attendre, à le chercher. La lumière du soleil me rendait mélancolique ; je finissais par la prendre en dégoût, je la rendais responsable de ma solitude. Je déployais des trésors d’imagination pour occuper mes journées. Je me levais le plus tard possible. J’avais systématiquement du retard, mais c’est là ce que je cherchais. Lorsque l’on est en retard, on a l’impression que le temps file, qu’on ne peut le retenir, et la fin de la journée arrive avant que l’on n’aie pu s’en rendre compte. Mais pour que tout fonctionne, il me fallait être en retard. Je cultivais le retard. Je décalai de quelques minutes toutes les horloges et les montres, je reprogrammai tous mes réveils. Je m’attardais le plus possible sur les moments plus agréables, le café à midi, le bain le soir (j’avais banni les douches : elles ne faisaient pas perdre assez de temps). Je surchargeais le reste de mes journées. Ménage, cuisine, course, le moindre prétexte était bon. Dès que j’étais fatiguée, après le dîner, je me glissais dans les draps et m’endormais.

Je me refusais à prendre des somnifères, que je considérais comme un poison. Cependant, mon régime ne fut pas facile à mettre en place. En effet, j’avais résolu de me fatiguer le plus possible, afin de dormir plus rapidement le soir. Mais ces journées épuisantes, passées à courir pour abattre le maximum de choses, avaient pour effet de me rendre nerveuse à un niveau insoutenable. La conséquence ne se fit pas attendre : je ne parvins pas à m’endormir. Cette déception ajoutée à la tension nerveuse accumulée me fit fondre en larmes. Puis je dormis par épisode, me réveillant toutes les demi-heures, et mes courts intervalles de sommeil étaient si chaotiques que mon esprit torturé ne permit aucune intrusion. Je passai cette nuit-là seule, en tête à tête avec mes cauchemars.

Raphaël ne se mit pas en colère. Il était assis sur mon lit lorsque je me réveillais. Il me demanda comment j’allais. Il semblait inquiet. Au bord des larmes, je lui expliquai qu’une mauvaise journée m’avait empêché de dormir. Je n’osais pas lui avouer les véritables raisons de mon état. J’avais honte d’avoir ainsi négligé ma santé. Il m’a conseillé de me détendre, de trouver quelque chose qui me calmerait. Il m’a dit que ce n’était pas grave, qu’il ne m’en voulait pas, qu’il serait là de toutes façons et que le plus important était que j’aille bien. Ces paroles me mirent mal à l’aise : j’aurai préféré ses reproches ; je me serais sentie moins coupable.

Je ne m’étais pas connectée à Internet depuis longtemps. Je n’en avais plus vraiment besoin, et avec Raphaël, le monde occulte m’avait apporté tout ce que je pouvais lui demander. J’avais aussi peur que Raphaël ne parte par là où il était venu. Je me suis donc approché de mon ordinateur avec une certaine circonspection. Le site était toujours là où je l’avais laissé. Une foule de souvenir m’envahit lorsque la page s’ouvrit. J’étais inscrite sur ce site et apparemment, certaines personnes s’en étaient souvenues. Le serveur m’indiqua une dizaine de message qui m’étaient adressés. La plupart des envois venait du même émetteur. Son nom s’inscrivit sous mes yeux, se réveilla comme un très vieux souvenir.

Cassandro. Je me rappelais mal. Que me voulait-il ? Ma main n’osait pas ouvrir son message, comme si elle sentait qu’elle allait se faire taper sur les doigts. Je m’attardais sur le message le plus récent, datant de quelques mois. Il était bref. Cassandro m’annonçait que si je ne répondais pas, il ne me contacterait plus. La plupart de ceux qui l’avaient précédés étaient des supplications pour avoir des nouvelles, tantôt inquiètes, tantôt conciliantes, tantôt exprimant la colère de celui qui n’a pas de réponse. Je parvins jusqu’à un message plus substantiel.

« Ma petite Leïla,

J’espère qu’il ne t’est rien arrivé de mal. Je comprends ta position. Je sais que tu ne peux te sortir de ton cercle si facilement. Tu as assez entendu mes mises en garde. Je veux juste te prévenir. Ne te laisse pas enfermer dans un monde surnaturel. Il y a des gens normaux, bien réel, autour de toi, dans un monde qui est aussi le tien. Protège-toi. Ils peuvent t’atteindre avec des moyens que tu ne contrôles pas. Je te joins un rituel qui te permettra de bannir les esprits qui te voudront du mal. J’espère que tu t’en serviras.

Fais attention à toi. »

Le rituel était bien là. Fort simple : un talisman.

J’hésitais. Je croyais au pouvoir de l’esprit, pas aux grigris. Pourtant, j’avais peur de ce talisman. Il y avait longtemps que je n’avais pas touché à mes instruments magiques, et mon autel devait prendre la poussière, quelque part dans un placard. Mais Cassandro avait peut-être raison. Je pataugeais dans un univers instable, où n’importe quelle âme pouvait m’aborder. Raphaël ne pourrait pas éternellement me protéger – en avait-il seulement le pouvoir ? Jamais je n’avais songé à me protéger par la magie, alors que c’était pas ce biais que j’étais entrée dans le monde des morts.

D’un autre côté, avais-je le droit de faire cela à Raphaël ? Le rituel n’allait-il pas le bannir ? J’aurais tant voulu lui en parler, je n’osais pas. Pourtant il savait bien que notre situation était impossible. Il aurait voulu lui aussi faire quelque chose. Mais nous ne pouvions rien faire, sinon continuer à m’exposer aux esprits par une ouverture du mien, seul moyen pour nous voir : si j’ouvrais les portes de mon inconscient à Raphaël, n’importe quel fantôme pourrait s’y engouffrer.

Presque malgré moi, mon doigt glissa sur la souris pour imprimer le rituel. Raphaël ne serait pas là avant une heure. Je devais me dépêcher.

En quelques minutes, tout était prêt. Très vite, la flamme des chandelles s'éleva, haute et claire. La fumée de l'encens se dissipait et emplissait la pièce de son parful capiteux. J'invoquai à voix haute toutes les entités nécessaires, puis je pris au creux de ma main l'objet qui allait devenir mon talisman. Une bague, simple, en argent. Un vieux cadeau de ma mère. Je la passai à mon doigt sans l'enfoncer entièrement, de manière à pouvoir la faire jouer. Je fermai les yexu et plongeai en méditation.

Aussitôt je reconnus cette sensation inégalable. Mon corps me semblait lourd, mes membres de plomb. Une étrange chaleur commença à fourmiller au creu de mes paumes, s'intensifiant au point que mes mains semblaient irradier. L'atmosphère autour de moi s'épaississait, pressait sur chaque centimètre carré de ma peau. Mon corps devint si lourd que je ne le sentais plus. Quant à mon esprit, je ne pouvais dire où il se trouvait. Malgré mes yeux fermés, je voyais la pièce autour de moi, mais comme à travers un filtre de bronze.  Je pouvais voir aussi loin que je le voulais, m'approcher du moinde objet. Mon esprit semblait dispersé dans l'air, s'étendre, se dilater loin, loin de son corps. J'étais partout à le fois.

Une petite voix s'éleva alors, très soudaine, très pointue. Je l'entendis deux fois, d'abord lointaine, et suivie d'un léger écho, puis très proche, claquant à mes oreilles, à peine une seconde plus tard. Le réflexe fut immédiat. Une immense terreur me saisit lorsque je me sentis rappelée, réaspirée vers mon corps, irrésistiblement attirée vers un centre que pourtant je savais être ma propre enveloppe charnelle, et ce, à une vitesse folle, et je vis défiler devant mes yeux immatériels le monde entier, des milliers d'étoiles, comme une chute horizontale vertigineuse. Et d'un coup brutal, je réintégrai mon corps, avec l'impression de me heurter à ses parois, d'y être jetée.

Je n'étais pas encore remise de l'étourdissement et de la douleur que je ressentais au milieu du front, que la voix résonnait encore une fois à mes oreilles, en prononçant mon prénom. J'ouvris les yeux et le flou se dissipa lentement. C'est alors que je reconnus Alice.

Mon Alice, avec sa petite jupe en velours noir, ses souliers vernis, ses boucles blondes. Les larmes montèrent à mes yeux. Je ne savais comment réagir à cette apparition. Ma peur avait laissé place à la colère.

- Est-ce que tu es folle? Tu sais que c'est très dangereux d'interrompre une méditation!

- Je suis désolée, murmura-t-elle.

L'expression sur son petit visage de porcelaine était insondable. Elle pouvait certes être désolée. Elle semblait plutôt crispée.

- Tu n'es pas contente de me voir? reprit-elle.

Je respirai, tentai de me calmer.

- Si, bien sûr.

La flamme de ma chandelle crépitait comme si j'y avais jeté du sable.

- Reste à l'écart, je vais fermer tout ça.

Lorsque j'eus fini d'éteindre l'encens et les chandelles selon les rites, je me tournai vers elle et lui sourit:

- Ca me fait plaisir de te voie.

Elle ne répondit pas. Elle m'observait.

- Tu as changé, finit-elle par dire.

- J'ai grandi. Tu es partie depuis plusieurs années.

- Tu es partie, répéta-t-elle en appuyant le premier mot.

- Comment?

- Je suis allée chez toi. J'ai vu tes soeurs, tes parents, mais ta chambre était vide. Je suis revenue plusieurs fois en attendant que tu reviennes, mais tu ne revenais pas. Alors j'ai voulu demander à ta famille où tu étais, mais ils ne me voyaient pas. Ils n'ont pas l'oeil, ils ne savent pas voir. Je n'ai pu me manifester qu'en déplaçant des objets dans ta chambre...

- Tu veux dire que tu es allée hanter ma maison?

- Je te cherchais. Je crois que j'ai fait très peur à ta soeur.

- Alice, tu ne peux pas faire des choses comme cela. Ma famille ne t'a rien fait.

- Ils te cachaient.

- Bien sûr que non, dis-je, en commençant à m'impatienter.

Je n'aimais pas l'idée qu'elle ait mis ma maison sens dessus dessous simplement pour savoir où j'étais. Ni celle d'être traquée par un fantôme.

- J'ai mis beaucoup de temps à te retrouver, continua-t-elle. Que fais-tu ici?

- J'habite ici, maintenant.

Elle se tut. Elle semblait blessée, en colère, de n'avoir pu me retrouver à l'endroit et en l'état où elle m'avait laissée. Je m'assis dans un fauteuil tout proche et réfléchis un instant. Soudain, quelque chose me sauta aux yeux.

- Que fais-tu ici? demandai-je.

- Je te cherchais.

- Mais tu ne m'avais pas dit que tu devais partir pour de bon?

Alice ne répondit pas tout de suite.

- Je ne suis pas vraiment partie.

- Pourquoi?

- Parce que je voulais voir. Tu es la seule amie que j'ai eue après ma mort. Je voulais voir comment tu prendrais mon départ.

- J'ai eu de la peine, bien sûr.

- En es-tu sûre?

Sa voix devint cassante. Ses sourcils se froncèrent, ses petits poings se serrèrent, sa bouche fit une moue de colère.

- Tu as contacté d'autres esprits.

Cette remarque me mit mal à l'aise. Je n'avais aucune honte à avouer mes activités de médium et surtout pas à ma première rencontre de l'au-delà. Mais son regard bleu, si sombre, pesait sur moi comme une terrible accusation, une menace, et je ne pouvais m'empêcher de superposer à cette image de petite poupée de porcelaine celle d'une mélange entre chien enragé et mari jaloux, qui me reprocherait d'être allée butiner à d'autres territoires.

- En général, répliquai-je , c'est eux qui m'ont contactée.

- Es-tu à ce point inconsciente?

- Pourquoi dis-tu cela?

- Ne sais-tu donc pas le danger qu'il y a à contacter toutes sortes d'entités.

- Alice, dis-je en me levant et en m'approchant de cette silhouette, je sais parfaitement le danger qu'il peut y avoir. J'ai été largement prévenue. Et s j'avais dû repousser tous les esprits qui m'ont contactée, je ne t'aurai même pas autorisée à rentrer dans ma chambre.

- Tu sais que je ne te veux aucun mal. Mais ce n'est pas le cas de tous! Certains esprits sont si aigris qu'ils ne trouvent pas le repos et peuvent même t'en vouloir d'être en vie!

Une pensée absurde s'imposa à mon esprit : "Et parfois comme je les envie!"

Je secouai la tête.

- Je sais tout ça. Je suis une grande fille, je sais prendre soin de moi. Je ne comprends pas ce que tu me reproches.

- Tu ne comprends pas. Tu te crois si forte! Si puissante avec ta magie! Tu es comme tous les êtres vivants, tu crois que rien ne peut t'arriver, que ton heure n'est pas encore venue...

Elle arpentait la pièce en trépignant dans ses souliers vernis.

- La mort, Leïla, personne ne peut l'appréhender, personne ne peut la juger correctement s'il ne l'a pas vécue. Les vivants nous sont tellement dérisoires! Ils sont éphémères, ils défilent sur la terre, sous nos yeux, ils sont orgueilleux et malgré tous leurs efforts, un jour, ils seront comme nous! Tout pareils! Es-tu à ce point orgueilleuse et stupide pour croire qu'un fantôme te contacte pas simple intétêt pour ta petite personne?

Elle fit un pas en arrière.

- Tu ne diras pas que je ne t'ai pas prévenue.

Le temps de cligner des yeux, elle avait disparu.

Abasourdie, je reculai, m'assis lentement dans mon fauteuil. Je l'appelai, une fois, deux fois. Sans réponse. Je levai les mains à la hauteur de mes yeux dans un geste d'incompréhension.

- Prévenue de quoi?

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Commentaires
G
Pas fâchée d'être arrivée au bout parce que c'est palpitant, mais fâchée quand même parce que c'est trop court!!! Et c'est superbement écrit!!! Bravo!! Et continue!!
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