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A ta mémoire
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15 décembre 2006

Epilogue

J'ignore comment Raphaël l'a fait. J'ignore pourquoi il l'a fait. Je ne sais presque rien de lui. Avec le recul, je sais que je ne peux pas me fier à ce que je sais de lui. Il a pu me dire tout et n'importe quoi. Quand on est mort, on n'a plus rien à perdre.
Mais quelque chose en moi me dit que je peux lui faire confiance. Je me suis résolue à cette idée, en grande partie parce que je n'ai pas le choix. Il est parti, maintenant. Il fait partie de moi et je dois me tourner vers l'avenir.
Et mon avenir, il est ici. Raphaël me l'a donné. Sans raison particulière. C'est pour cela que je lui fais confiance. Le cadeau est trop grand pour être néfaste. Elle est là, dans son berceau. Ma Gwendolyne dort comme le bébé qu'elle est. Je voudrais qu'elle conserve toujours cette innocence. Mais elle grandira. Un jour, je devrai lui expliquer qui est son père et d'où elle vient. J'espère qu'ell comprendra. Qu'elle acceptera. Quelque part, je me sens coupable de lui offrir une telle vie. Mais je l'aime tellement! Elle m'offre tous les jours ses plus beaux sourirs, elle me donne tout son amour, je lui donne le mien à flot, je déverse toute mon affection en elle.Le moindre mouvement de ses grands yeux gris qui me suivent avec curiosité, le mondre de ses gazouillis, le moindre de ses éclats de rire sont pour moi une source de bonheur inépuisable, quelque chose qui explose en moi comme une immense victoire. Je passe des heures à la regarder. Elle est assise au milieu de ses peluches, absorbée dans son jeu, elle ne fait pas attention à moi, et j'observe ses joues roses et pleines de vie, sa moue boudeuse et ses sourcils froncés quand le jouet lui échappe (une expression qu'elle tient de Raphaël - comme elle lui ressemble!). Je caresse doucement sa petite main potelée. Elle serre machinalement ses doigts minuscules autour de mon index. Je sens sa petite force dont elle est si sûre, sa chair tendre qui ne s'est encore heurtée à rien. Je la protège.
Officiellement, Gwendolyne n'a pas de père. Il a refusé de la reconnaître. L'annonce de ma grossesse a provoqué beaucoup d'inquiétudes dans ma famille. Ma mère était au bord de la crise de nerfs. Elle m'a fait des discours de morale interminables.

- Tu as l'intention d'élever ce bébé toute seule? Mais comment as-tu fait pour te mettre dans une situation pareille? Ca ne te ressemble pas pourtant. Je ne te reconnais plus, Leïla.

Cette dernière phrase me revient souvent à l'esprit. Cette transformation ne m'effrayait pas. Elle me semblait naturelle. Elle s'imposait à moi avec beaucoup de douceur. Il était évident que je ne pouvais plus être la même, et une nouvelle Leïla allait naître en même temps que Gwendolyne. Je vivrai dans mon petit sanctuaire, la seule à savoir de quelle voie introuvable et désormais inexistante Gwendolyne m'a été apportée.

Parfois j'ai eu peur. Ma solitude m'a sauté en plein visage. Mon dos me faisait souffrir, mes jambes refusaient de me porter, je pensais que lorsque le bébé serait là, personne ne serait à mes côtés pour me soulager. Il m'est arrivé d'en vouloir terriblement à Raphaël. Il m'avait imposé cette grossesse, même si je ne l'avais pas refusée. Peut-être voulait-il laisser une trace, une sorte d'héritier, et que ce désir de survivance avait surpassé la moindre affection qu'il ait pu avoir pour moi.

Mais quand j'ai vu ce petit corps rose recroquevillé, quand ils l'ont posée sur mon ventre, toute humide encore, quand j'ai senti son petit coeur qui battait, quand j'ai entendu ses pleurs, j'ai réalisé qu'elle était là, que j'avais donné la vie à un petit être qui était de ma chair, j'ai compris que je ne serais plus jamais seule. J'avais ma propre famille. Je ne me sentirais plus jamais vide et inutile. Et j'ai compris tout le sens de l'acte de Raphaël. Il m'a montré à quel point s'occuper d'un être vivant, le voir changer, apprendre, grandir, manger, être malade et se rétablir, combien tout cela était gratifiant, enrichissant. Il m'a montré à quel point la vie est belle.

J'ai redécouvert le plaisir des rayons du soleil le matin. L'odeur du pain chaud au petit déjeuner. Un oiseau posé sur le balcon picorant les miettes que j'y ai jeté. Un bain chaud et parfumé. Passer une brosse dans mes cheveux. Vernir mes ongles, non plus en noir comme avant, mais en rose, en mauve, en blanc nacré. Gwendolyne a besoin de lumière.

Ma fille est une véritable célébrité dans mon entourage. La naissance de Gwendolyne a chassé tous leurs reproches. Les baby-sitter se bousculent, ma soeur en tête. Ma mère m'appelle tous les deux jours pour prendre de ses nouvelles. Elle offre beaucoup de choses à Gwendolyne.

J'ai bien tenté de retrouver la trace de la famille de Raphaël. Je voulais qu'on me le rende, je voulais... je ne sais pas, un souvenir, quelque chose qui me prouve que ce bébé vient de quelque part. Il y avait plusieurs personnes à son nom de famille dans l'annuaire. Son nom de famille et la région où il avait vécu étaient quelques rares détails que j'avais réussi à lui arracher. Ce n'était pas suffisant. Et même si par miracle je trouvais quelqu'un, comment me faire connaître d'eux? Comment leur dire que je l'avais connu? Comment expliquer que j'avais porté son enfant mais que je ne savais rien de sa vie ni de la façon dont il était mort? Comment évoquer l'existence de Gwendolyne?

Au bout de quelques coups de téléphone, je réussis ce que je n'espérais plus: j'entrai en contact avec la mère de Raphaël. Je tentai de rester aussi vague que possible sur la nature de mes relations avec son fils. Elle me demanda de passer la voir. De cette entrevue, je ne garde que peu de souvenirs précis. elle m'a servi une tasse de thé, et me demanda quand j'avais vu Raphaël pour la dernière fois. Je lui ai dit l'avoir connu quelques temps, puis que nous nous étions éloignés. Elle a hoché la tête. Je brûlais de lui demander comment il était mort, mais l'indécence de cette question m'a retenue. Je crois qu'ensuite j'ai essayé de lui expliquer ce que j'étais venue chercher. Au moment où j'allais partir, elle m'a tendu une grande enveloppe en papier Kraft et a murmuré "Prenez soin de vous, mademoiselle."

J'ai ouvert l'enveloppe en arrivant chez moi. Une photo. J'en tirai une photo. Un portrait de mon Raphaël. Un Raphaël bien vivant. Ses yeux brillaient. Son sourire, le sourire de Gwendolyne. Les larmes me montèrent aux yeux.

Je n'ai pas osé afficher cette photo, de peur que mes visiteurs ne me posent des questions. J'ai acheté un petit cadre, j'y ai mis ma photo avec grand soin. Puis j'ai rangé cette photo dans le tiroir de ma table de nuit. Un jour, je la montrerai à Gwendolyne, pour qu'elle sache d'où vient son sourire.

Je ne sais toujours pas comment Raphaël est mort et je ne veux plus le savoir. Il me l'aurait dit s'il avait voulu que je le sache. Je péfère respecter ses volontés. Je garde bien enfouie dans ma mémoire la vie que nous avons eue. C'est ce Raphaël-là dont je dois me rappeler. Tant de questions restent en suspens pourtant. J'aurais voulu savoir. Raphaël... aimes-tu le prénom que j'ai choisi pour notre fille? Es-tu fier d'elle? Est-ce que je l'élève comme tu l'aurais voulu? Que dois-je lui dire sur toi?

Raphaël a réussi sa vie. Il a réussi à se donner un avenir.

En toi, Gwendolyne. Toi qui dors dans ton berceau, innocente. Tu as chassé ta couverture et tu dors. Paisible. Tu prends des forces pour la vie qui t'attend. Ta respiration est profonde et régulière. Je me demande à quoi tu rêves, si ton père vient la nuit me relayer lorsque tu dors. Un jour, tu pourras courir, tu pourras parler. Tu pourras apprendre tout de ce monde. Tu pourras te battre avec tes propres armes, avec tes petits poings. Mais en attendant, je dois te protéger. Je ne sais pas par où commencer, par ce monde-ci ou par l'autre. Je dois te donner les moyens de vivre en pleine lumière, de regarder le soleil en face et de profiter de ton existence. Oui, c'est ce que Raphaël voudrait.

Et un jour, je t'apprendrai ce que je sais. Sur la magie. Sur les fantômes. Peut-être as-tu hérité de mon don, je n'en sais rien. Et je ne veux pas que tu te sentes seule. Je veux que tu partes du bon côté.

Je remonte la petite couverture bleue et je te borde en prenant bien garde à ne pas te réveiller. Tu remues un peu dans ton sommeil. Je t'embrasse sur le front.

Dors, mon bébé.

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